Sœur André, vice-doyenne des Français, fête ses 115 ans
07 févr. 2019Lien à la Source Sœur André, 115 ans le 11 février, est entrée à 41 ans chez les Filles de la Charité (ou Sœurs de Saint Vincent de Paul). © Anthony Micallef
Vivre l'amour fraternel jusqu'au bout, c'est l'ambition de sœur André, fille de la Charité, qui fête ses 115 ans.
« Je suis un phénomène ! » La voix assurée de sœur André laisse augurer une forte personnalité. Dans la bouche d'une star du football, ces mots signeraient la vanité. Dans celle de la religieuse, c'est un constat. Elle a l'habitude de recevoir des journalistes à l'approche de son anniversaire, le 11 février, et cette année, c'est le 115e ! La grande vieillesse est une épreuve : « Je ne vois plus, je ne tiens pas sur mes jambes, mais ce qui est difficile, c'est de dépendre des autres. » En même temps, elle reconnaît la bonté des sœurs et du personnel de l'éhpad sainte-Catherine-Labouré de Toulon (Var) à son égard. Sœur André rassemble ses forces pour être tout entière à notre rencontre. Le service a été le fil rouge de sa vie. Lucile Randon – c'est son nom à l'état civil – est née à Alès en 1904, dans une famille éloignée de la religion, bien que son grand-père maternel fût pasteur.
religieuse à 41 ans
Elle a été gouvernante d'enfants pendant vingt ans, nouant des liens forts dans les familles où elle a travaillé. L'un de ceux qu'elle a gardés lorsqu'il avait deux ans et demi, Didier Borione, 89 ans, compte bien venir encore cette année à son anniversaire. Accueillir, soigner, c'est ce qu'elle a fait encore chez les Filles de la Charité (ou sœurs de saint Vincent de Paul), la congrégation où elle est entrée sur le tard, si l'on peut dire dans son cas, à 41 ans. La Cévenole au caractère bien trempé y a assuré des responsabilités tantôt auprès d'orphelins, tantôt auprès de personnes âgées et de malades. « Après une vie de service, passer du faire à l'être est souvent difficile pour nos sœurs âgées », observe sœur Marie-Pierre, supérieure de la communauté.
Elle gronde le Bon Dieu
Aujourd'hui, quelle parole veut transmettre la vice-doyenne des Français ? Elle n'hésite pas une seconde : « Aimez-vous ! Aidez-vous ! » Saint Jean l'évangéliste, presque centenaire, n'avait pas d'autre mot à la bouche, selon une tradition : « Dieu est amour, aimez-vous les uns les autres », répétait-il. Et cela reste possible : « J'essaye de le vivre tous les jours », avance la religieuse. Sa foi fut un choix personnel. « À 20 ans, j'hésitais. Je n'étais allée au caté que quelques mois, mais je savais qu'il y avait un Dieu et que je voulais le trouver. J'ai cherché, jusqu'au jour où je me suis dit : “Tu dois entrer dans cette religion [catholique]. C'est ça que tu veux.” Le bon Dieu m'a guidée. Mon grand frère, André, était le seul enfant baptisé. Il a pleuré – un garçon de 30 ans ! – “Tu nous quittes !” Au contraire, je m'accroche à vous pour tenir », lui répond-elle. Elle reçoit le baptême à 26 ans. Son nom de religieuse est un hommage à ce frère très aimé. C'est chez lui qu'elle se remit d'une dépression, après la mort de leur grand-mère.
En vain l'on évoque une hypothétique nuit de la foi devant elle. En bonne Cévenole, elle avance tout droit : « si j'ai de gros ennuis, je gronde le Bon Dieu. “C'est pas possible, vous me demandez ceci et cela à moi qui ne peux rien !” Je lui raconte mon histoire. Il la sait mieux que moi. Eh bien, ça s'arrange. » Sœur André ne s'étend pas sur sa vie spirituelle. « Elle est pudique », remarque son ange gardien, sœur Marie-Pierre. Pourtant, quand elle se penche sur son passé, elle se révèle conteuse hors pair. L'un de ses frères n'a que 17 ans en 1914, mais il veut partir à la guerre.
« On était patriote, en ce temps-là. » À Nîmes, on l'envoie promener : trop jeune. Il se représente à Montpellier. Le capitaine veut lui éviter l'infanterie. Elle rapporte leur dialogue : « Grand comme tu es, on va te voir, tu vas te faire tuer tout de suite. – Alors foutez-moi où vous voulez ! » Et elle éclate de rire. Le jour de l'Armistice ? Un souvenir de cent ans, tout frais : « Toute la ville [Alès] s'est réunie sur la place de la mairie. Le soir, on avait sorti une table, sur la table, mis une chaise. La fille du directeur de l'école où était papa est montée dessus, habillée en Alsacienne, et a chanté La Marseillaise, l'hymne anglais, d'autres chants, et tout le monde chantait avec elle. Au milieu de ces gens, je voyais des mamans qui avaient perdu leur fils, des filles qui avaient perdu leur frère, des larmes plein les yeux, mais qui chantaient quand même. C'était un crève-cœur. »
L'amour au cœur de ses souvenirs
Sœur André est heureuse de relire sa vie, mais elle se tasse un peu plus sur son fauteuil, fatiguée par l'effort. Elle s'émeut encore au souvenir de Pierre, un enfant ayant un handicap mental. « Quand on a fermé l'orphelinat, un couple de jardiniers sans enfant, l'a très bien accueilli. Il m'a écrit une carte. On s'est mis à plusieurs pour déchiffrer : “J T M e.” sublime ! il avait réussi à écrire “Je t'aime”, à sa façon. » Aimer, nous y revenons. Faut-il avoir été aimé pour aimer à son tour ? « Pour moi, c'est le contraire, maman n'aimait que les garçons. C'est pour ça que mon frère aîné s'est occupé de moi. Quand un enfant n'est pas heureux, il faut l'aimer davantage », explique-t-elle. Les liens du passé sont aussi vifs que ceux du présent. Sœur André avait une sœur jumelle, Lydie, morte à 18 mois. « Elle m'appelle. Elle me tire, mais n'arrive pas à m'amener », songe la vice-doyenne des Français. « Priez pour moi, j'en ai besoin ! Que le bon Dieu ne soit pas trop lent à me faire attendre encore. Il exagère. Je le sermonne. »
Christophe Chaland