lavement-des-pieds

J’aime ce temps du Carême qui commence avec le mercredi des cendres et j’ai un faible pour la formule ancienne : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu reviendras à la poussière ».

              Poussière de terre : Le Seigneur sait bien de quelle pâte nous sommes faits, il se souvient que nous sommes poussière. L’homme ! Ses jours sont comme l’herbe ; il fleurit comme la fleur des champs : que le vent passe, elle n’est plus, et la place où elle était l’a oubliée. (Ps 103, 14-16)

             Poussière d’étoile aussi : Quand je vois tes cieux, œuvre de tes doigts, la lune et les étoiles que tu as fixées, qu’est donc l’homme pour que tu penses à lui, l’être humain pour que tu t’en soucies ? Tu en as presque fait un dieu, Tu le couronnes de gloire et d’éclat ; Tu le fais régner sur les œuvres de tes mains ; Tu as tout mis sous ses pieds... (Ps 8,4-7)

            Se souvenir que nous sommes terrestres, terriens, terreux... tissés de matière et d’esprit, solidaires de l’univers, inscrits par notre histoire dans l’immense mouvement des mondes. La poussière et la boue, la lumière et l’Esprit. Pierre de Bérulle disait de l’homme : « C’est un ange, c’est un animal ; c’est un néant, c’est un miracle ; c’est un centre, c’est un monde, c’est un Dieu. C’est un néant environné de Dieu, indigent de Dieu, capable de Dieu et rempli de Dieu s’il veut. »

             J’aime le temps du Carême. C’est celui de l’allégement, de la liberté retrouvée par la pauvreté. Un temps de rupture avec ces habitudes qui effacent toute aspérité, qui nous envahissent comme le lierre étouffe les arbres, comme le lichen ronge les tuiles. Les mauvaises habitudes, bien sûr, mais peut-être aussi les « bonnes », les « pieuses »... « Je retombe en ce bas monde dont le poids m’accable, dit saint Augustin, je redeviens la proie de mes habitudes, elles me tiennent et, malgré mes larmes, elles ne me lâchent pas. Tant est lourd le fardeau de l’accoutumance ! Je ne veux pas être où je puis et je ne puis être où je veux : misère de part et d’autre. »Et Charles Péguy : « La mort pour ainsi dire essentielle de l’être est obtenue, est atteinte quand l’être atteint la limite de son habitude, la limite de sa mémoire... Du bois mort c’est du bois extrêmement habitué. Et une âme morte, c’est aussi une âme extrêmement habituée... Une âme morte est une âme toute entière envahie de tout fait-. »

            J’aime le temps du Carême. C’est le temps de ce ressaisissement dont la condition est le dessaisissement. Un temps révolutionnaire dans notre société vouée au culte du « moi ». Se dessaisir des choses, sans doute, mais surtout du souci de soi afin de se ressaisir en se recevant du regard d’un autre, de la vie d’un autre. De Celui qui rend la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la parole à ceux qui en sont privés, la vie aux morts. Aux temps bibliques - heureuse époque pour les tailleurs et les couturières ! - on déchirait ses vêtements pour entrer dans le deuil ou la pénitence... (cf. 1 R 21, 27 ; Is 37, 1). Image d’une rupture intérieure car c’est Dieu qui déchire l’enveloppe de nos cœurs (Os 13, 8) pour que l’homme, comme un papillon, sorte de la chrysalide et prenne son envol, devienne un homme nouveau.

           J’aime le temps du Carême car c’est celui du retour à l’essentiel : celui de l’inscription de la foi dans l’histoire car l’essentiel de la « pratique religieuse » tient tout entier en ces mots du prophète Michée : On t’a fait savoir, homme, ce qui est bien, ce que le Seigneur réclame de toi : rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer avec tendresse et d’être vigilant dans ta marche avec Dieu. (Mi 6, 8) On n’a pas besoin pour cela d’arborer des « signes » afin d’être vus des hommes (Mt 6, 1-8). Depuis Isaïe nous savons que le jeûne qui plaît à Dieu c’est partager son pain avec l’affamé, héberger les sans-abri, vêtir celui qui est nu, bref, ne pas se dérober devant celui qui est notre propre chair (Is 58, 3-11). Et je pense à toutes celles et tous ceux qui sont assaillis par la maladie, la misère et la souffrance et pour qui ce temps de carême doit être celui du renouvellement de notre fraternité envers eux. Toutes choses qui sont reprises dans l’évangile de Matthieu (Mt 25, 31-45) ou dans l’épître de Jacques qui demande aux chrétiens d’être des « poètes de la Parole », ceux qui lui donnent chair.

            J’aime le temps du Carême. Le temps du voyage avec Jésus. Tous les textes de l’Écriture qui nous sont proposés sont traversés par une seule question, posée par les contemporains juifs de Jésus, comme par la première communauté chrétienne accueillant des Grecs en son sein : qui est-il ? Qui est-il pour nous, qui est-il pour Dieu ? Seule et unique question pour tous les hommes de tous les temps... Car de la réponse que nous lui donnons dépendent, dit l’Écriture, notre vie ou notre mort. Promptitude des disciples à accompagner le Christ dans sa dernière montée à Jérusalem. Comme Pierre je dis : « Seigneur, avec toi, je suis prêt à aller même en prison, même à la mort ». (Le 22, 23) Et pourtant je connais la suite et je sais qu’une fois de plus il me faudra porter la misère de mes enthousiasmes trop faciles et de mes faillites.

              J’aime le temps du Carême, c’est celui de l’Oiseau de feu, du Phénix qui va renaître de ses cendres, un temps qui prépare à la mort et à la Résurrection.

 Jean-Marie PLOUX, Prêtre de la Mission de France

               « Quarante et quelques pas au désert »

               Editions MédiasPaul, Décembre 2012

               Pages 7-10

 

 

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