© Stéphane OUZOUNOFF/CIRIC

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Maurice Bellet est mort le 5 avril, à l'âge de 95 ans. En 2006, le prêtre et théologien - dont l'existence est à l'image de l'œuvre - s'était confié à La Vie. En hommage, nous republions cet entretien. 

 «Quels que soient les risques, il faut y aller! Avancer, innover.» Ces mots qu'il martèle, frappant du poing sur la table, sont peut-être ceux qui caractérisent le mieux Maurice Bellet.

Sa voix presque fluette, sa silhouette fragile et voûtée par le temps ne trompent pas : il y a chez cet homme une énergie débordante, hors du commun. De celle qui anime les bourreaux de travail et les défricheurs. Sans Maurice Bellet, le christianisme français contemporain ne serait pas le même : l'un des premiers, il a su établir un pont entre la psychanalyse et l'Évangile, à mille lieux d'un insipide mélange des genres qu'il déplore. Sa vie et son œuvre ouvrent une voie à qui accepte d'entendre l'appel du Christ comme une invitation à traverser ses ombres et ses doutes. Au risque de s'éloigner des certitudes établies et bien pensantes.

Maurice Bellet fête ses 83 ans ces jours-ci, et ça le met hors de lui. « J'ai peur de ne pas avoir le temps de faire tout ce que j'aimerais », confie-t-il, tandis que son regard malicieux se voile. Après avoir enseigné la théologie pendant des décennies, accompagné des dizaines de personnes en difficulté, lancé des groupes de réflexion, écrit des centaines d'articles et publié une cinquantaine de livres - il ne sait pas le nombre exact -, il signe cet automne un bel essai sur le dialogue (voir l'extrait p. 66). Et il travaille déjà sur de nouveaux projets, en échafaude une multitude d'autres ! Au détour de la conversation, il en dévoile des bribes d'un air gourmand, notamment son envie d'écrire un polar. Accolé à son nom, on trouve souvent: prêtre, théologien, philosophe, psychanalyste. On peut également ajouter poète, tant son écriture est belle, inspirée - bien que sa lecture ne soit pas toujours facile. « Cela fait beaucoup de casquettes ! C'est agaçant. Même si j'ai une formation analytique et même si j'ai travaillé dans ce domaine avec d'autres, je ne m'intitule pas psychanalyste. Ce qui est vrai, c'est que j'ai fréquenté de l'intérieur la religion chrétienne et l'Église catholique, la philosophie et la psychanalyse. J'ai de chacun de ces domaines une expérience. Radicale.» Il rappelle alors comment la philosophie l'intéresse moins que l'acte de philosopher. Et comment il a découvert la psychanalyse en s'allongeant sur un divan.

J'ai toujours su qu'il y avait une voie autre que celle de la religion crispée, sur la défensive, apeurée face à la critique et à la nouveauté. 

Mais avant tout, Maurice Bellet se sent fils du Sillon. Ses parents se sont d'ailleurs rencontrés dans ce mouvement français fondé par Marc Sangnier (1873-1950), qui visait à rapprocher le catholicisme de la démocratie: « À l'époque, c'était une innovation héroïque. À travers le Sillon, j'ai découvert un christianisme de feu, de générosité, de fraternité. Quelque chose de libérateur. Ainsi, j'ai toujours su qu'il y avait une voie autre que celle de la religion crispée, sur la défensive, apeurée face à la critique et à la nouveauté. La tradition, je suis pour, mais à condition de ne pas en faire une somme d'archives, c'est-à-dire quelque chose de mort. C'est une transmission », raconte celui qui a exercé son ministère sacerdotal en tant qu'enseignant de théologie, notamment à l'Institut catholique de Paris.

Dans les années 1960, alors qu'il prépare une thèse de philo sur « la fonction critique dans la certitude religieuse » - dont le jury compte, entre autres, deux des plus grands philosophes français du XXe siècle, Paul Ricœur et Emmanuel Levinas - le jeune prêtre entreprend, avec l'autorisation de sa hiérarchie, un parcours psychanalytique. Un voyage à la rencontre de ses profondeurs. «Vivre se fait dans la traversée de ces abîmes où se défont beaux discours et belles spiritualités, explique-t-il, avant d'ajouter : J'aurais bien aimé devenir analyste. Mais mon psy pensait qu'il valait mieux que je reste à ma place, c'est-à-dire un prêtre, engagé dans la religion, plutôt que de devenir un analyste de plus. Aussi depuis, j'occupe un lieu charnière, intercalaire. Ce qui peut être dangereux si l'on manque de rigueur. À trop mélanger religion et psychanalyse, on peut obtenir une spiritualité freudienne vaseuse.» Mais l'armature philosophique de sa pensée protège Maurice Bellet des amalgames douteux. «J'ai une horreur vindicative de la facilité qui s'immisce partout et dont un certain retour du religieux participe actuellement, avoue-t-il. L'important est de trouver la voie, mais en ce qu'elle nous sépare de la destruction.»

De nombreuses personnes chrétiennes, croyantes ou non, et qu'il ne nomme jamais des «patients», suivent un parcours avec lui. Entre psychanalyse et christianisme, entre thérapie et accompagnement spirituel. Tout dépend des cas et des besoins. «Les places ambiguës ont leur fonction. Elles signifient l'unité de l'être humain. Je ne suis pas un prêtre sur lequel on a collé un philosophe plus un psychanalysé plus un écrivain. Je suis un seul bonhomme et j'essaie d'être à l'écoute de celui qui me parle. Je pense par exemple à ce prêtre qui est venu me voir longuement, sans doute parce que je suis également prêtre, et à qui cela a permis, ensuite, de commencer une analyse. Je reçois aussi des gens que leur psychiatre m'envoie car ils ont des questions à propos de la religion.»

Si on reste ancré, comme je le suis, dans la foi chrétienne, c'est parce qu'il y a dans l'Évangile une parole tellement forte qu'on ne peut la tuer.

Quant à passer pour un pionnier, Maurice Bellet s'insurge: « Il n'y a jamais eu dans l'Église catholique autant de réticence vis-à-vis de la psychanalyse qu'il y en a eu autour de la critique historique. Il y a eu des rapports délicats, mais jamais de condamnation. Quant à lire la Bible au regard de la psychanalyse, je ne suis ni le premier ni le seul. » Ses lecteurs inconditionnels retiendront cependant sa façon bien à lui de lire l'Évangile, au risque de ce qu'il nomme une certaine «déconstruction du religieux». C'est à partir de là que surgit ce qu'il nomme une «vibration nouvelle». Il redécouvre l'Eucharistie avec lequel, clerc sans autel et sans ouailles, il vit quotidiennement relié. Il revisite les Évangiles auxquels, grâce à ses livres, il donne à entendre un sens, un écho, que certains qualifient «d'inouï». «Dieu lui-même est inouï en ce qu'il reste toujours inaccessible, indicible», précise-t-il. L'Évangile également, pour qui veut bien entendre, au-delà des dogmes et des certitudes, ce qui persiste de la foi et de la tradition chrétienne. Au cours de la traversée des profondeurs, on peut être submergé par quelque chose qui semble abominable : la haine de Dieu. «Si on a la grâce de ne pas se sentir emporté, on finit par s'apercevoir que le Dieu qu'on déteste n'a rien à voir avec celui du Christ. C'est un dieu cruel et qui ment puisqu'il dit : "Voyez comme je vous aime, je vous donne même mon fils ! Vous êtes donc obligés de m'aimer." C'est le Dieu pervers.» Sous cette expression choc, Maurice Bellet désigne un dieu qui, au lieu de délivrer de la loi, impose un amour dévorant à sa créature. Sommée de répondre, celle-ci n'a de cesse que de s'abîmer dans cet amour aliénant, et de s'y sacrifier. 

« Si cependant, au cours de cette traversée, on reste ancré, comme je le suis, dans la foi chrétienne, c'est parce qu'il y a dans l'Évangile une parole tellement forte qu'on ne peut la tuer, affirme-t-il dans un large sourire. Le lieu évangélique est celui du meurtre de la parole, du meurtre du Verbe. En même temps, c'est celui où l'on trouve de quoi traverser cette mort. Pour celui qui l'entend, l'Évangile retrouve alors son statut de parole. De souffle.» C'est à la lecture de cet Évangile que Maurice Bellet convie son public depuis plus de quarante ans.

Isabelle Francq

La Vie

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