Homélie du dimanche 24 février 2019

Les textes de ce dimanche nous offrent une perspective générale de l’histoire humaine et de celle du salut. Trois personnages nous sont présentés : Adam, David et Jésus. Commençons par écouter ce qu’a écrit saint Paul aux Corinthiens.

« Le premier homme, Adam, devint un être vivant ;
le dernier Adam – le Christ – est devenu l’être spirituel qui donne la vie.
Ce qui vient d’abord, ce n’est pas le spirituel, mais le physique ;
ensuite seulement vient le spirituel. Pétri d’argile, l
le premier homme vient de la terre ; Le deuxième homme, lui, vient du ciel.
Comme Adam est fait d’argile, ainsi les hommes sont faits d’argile ;
comme le Christ est du ciel, ainsi les hommes seront du ciel.
Et de même que nous aurons été à l’image de celui qui est fait d’argile,
de même nous serons à l’image de celui qui vient du ciel. »

Deux images d’humanité. Deux modèles profondément reliés l’un à l’autre dans l’histoire humaine en devenir. L’un est terrestre et se situe à l’origine. Pétris d’argile malléable comme Adam, nous sommes ses fils, fragiles et divisés en nous-mêmes entre le bien et le mal, esclaves du péché. L’autre aussi est pétri d’argile aussi comme nous, mais il vient du ciel. Fils du Père, il est l’un de nous, il est notre frère, tenté comme nous mais libre et fort contre le mal qu’il dénonce, refuse et combat victorieusement. En Adam nous sommes solidaires dans notre existence terrestre. Mais dans le Christ vainqueur de la mort et du péché, nous sommes solidaires dans la vie divine de notre frère, et destinés à vivre à son image.
Entre le premier et le dernier homme, beaucoup d’autres sont nés, ont vécu sur la terre et ont marqué l’histoire humaine. Divisés eux aussi entre le bien et le mal, ils ont préparé la route à la venue du Christ ont résisté aux meurtres, à la violence et aux vengeances. Le roi David est de ceux-là et on dira de Jésus qu’il est son fils. Un fils qui ira encore plus loin que son ancêtre dans le pardon et la miséricorde, car il donnera sa vie et pardonnera à ses ennemis. La première lecture nous raconte comment David a refusé la vengeance par rapport à Saül qui le traquait pour le tuer.

[…] Alors que Saül était couché, endormi avec ses soldats,
David au lieu de le clouer au sol,
prit sa lance et la gourde d’eau qui étaient près de sa tête, et il s’en alla.
Personne ne vit rien, personne ne le sut, personne ne s’éveilla :
ils dormaient tous, car le Seigneur avait fait tomber sur eux un sommeil mystérieux.
David passa sur l’autre versant de la montagne
et s’arrêta sur le sommet, au loin, à bonne distance.
Il appela Saül et lui cria : « Voici la lance du roi.
Qu’un jeune garçon traverse et vienne la prendre !
Le Seigneur rendra à chacun selon sa justice et sa fidélité.
Aujourd’hui, le Seigneur t’avait livré entre mes mains,
mais je n’ai pas voulu porter la main sur le messie du Seigneur. »

Alors que le discours de Jésus sur la montagne en saint Matthieu est long et consistant (ch 5 à 7), celui que rapporte Luc dans la plaine après la proclamation des béatitudes est plus abrégé (ch 6) mais d’une grande densité.

« Je vous le dis, à vous qui m’écoutez :
Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent.
Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent,
priez pour ceux qui vous calomnient.
À celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre joue.
À celui qui te prend ton manteau, ne refuse pas ta tunique.
Donne à quiconque te demande,
et à qui prend ton bien, ne le réclame pas.
Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux.
Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance méritez-vous ?
Même les pécheurs aiment ceux qui les aiment.
Si vous faites du bien à ceux qui vous en font,
quelle reconnaissance méritez-vous ? Même les pécheurs en font autant.
Si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir en retour,
quelle reconnaissance méritez-vous ?
Même les pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent.
Au contraire, aimez vos ennemis,
faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour.
Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut,
car lui, il est bon pour les ingrats et les méchants.
Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux.
Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ;
ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés.
Pardonnez, et vous serez pardonnés. Donnez, et l’on vous donnera :
c’est une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante,
qui sera versée dans le pan de votre vêtement ;
car la mesure dont vous vous servez pour les autres
servira de mesure aussi pour vous. »

Jésus présente ce que doivent être les relations entre les humains pour être dignes de leur créateur, fils du Très haut, vivant à son image et ressemblance. Ce sont des relations fondées sur la grâce, et non sur une recherche d’intérêt, de profit ou sur un égalitarisme rigoureux. Toutes les recommandations sont formulées de manière asymétrique, et vont à l’encontre des habitudes et des réflexes. Les conceptions communes des rapports humains sont celles de l’équivalence, du donnant/donnant, du coup pour coup, de s’aimer et se soutenir parce que amis, membres du même clan, du même parti, de la même race, de la même culture. Le Christ inverse cette perspective de manière radicale, sur trois plans.
Tout d’abord sur le plan de l’amour mutuel. « Aimez vos ennemis », dit-il. « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15, 11). Jésus ne dit pas « les uns les uns », aimez vos amis, ceux qui vous ressemblent, mais les uns les autres, les différents, les adversaires, les pas forcément aimables, sympathiques, attrayants. Aimez même ceux qui vous en veulent, qui vous font du mal. Quand il dit cela, Jésus le vit lui-même. Ses ennemis sont ceux qui veulent sa mort mais aussi ses disciples qui vont l’abandonner, le trahir. Ce qui ne l’empêchera pas de donner sa vie pour eux et de prier son Père pour qu’il leur pardonne.
On est tenté parfois de parler d’amour de manière doucereuse, platonique, lénifiante, dans une perspective d’entre-soi, en évitant soigneusement, voire en excluant les personnes qui ne rentrent pas dans nos sensibilités, nos manières de penser. On s’aime les uns les uns, et les autres les autres. La parole de Jésus dit ce qui est le plus essentiel de l’Évangile. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance pouvez-vous attendre ? Vous dites que vous croyez en Dieu, et vous ne l’imitez pas. Il accepte d’avoir des ennemis, il ne les extermine pas et il aime tout autant le fils pécheur que le fils rigoureusement fidèle à tous les préceptes.
Une autre phrase du texte est tout aussi abrupte : « A celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre ». Cette parole du Christ préconise la non-violence. Jésus brise la logique infernale de la vengeance. A celui qui te frappe sur une joue, ne rend pas le même geste mais présente l’autre joue. Ne rends pas violence pour violence, mais essaie d’en arrêter la spirale. Faiblesse lâche et ridicule, pensera-t-on, qui aboutit à laisser impunis les forts, les puissants, les tyrans, à les encourager à poursuivre leur barbarie. Peut-être. Mais on peut aussi interpréter le fait de présenter l’autre joue, comme l’acte humain le plus fort qui soit. Car celui qui frappe n’est-il pas le plus faible, ne se laisse-t-il pas mener par ce qu’il a en en lui de moins humain, de moins bon ? Et celui qui résiste aux pulsions de sa propre violence n’est-il pas bien plus fort ? Frapper l’autre qui tend l’autre joue n’est-ce pas d’abord se faire du mal à soi-même ? Et puis, se montrer désarmé, présenter l’autre joue, n’est-ce pas aussi donner à l’ennemi violent une chance d’être pris de compassion, de percevoir tout à coup sa lâcheté de frapper quelqu’un de désarmé ?
Une autre parole forte enfin : « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés ». Jésus nous dit que chacun est vis-à-vis de lui-même déjà son propre juge, puisqu’il sera jugé selon les mesures, les critères dont il se sera servi pour juger ou condamner les autres. Parole redoutable qui nous invite à la miséricorde, à la bonté, à la patience à l’égard des autres, si nous voulons qu’il en soit de même pour nous quand Dieu nous jugera. Ceux qui condamnaient à mort la femme adultère s’étaient reconnus pécheurs comme elle, et ils avaient jeté leurs pierres à l’appel de Jésus. Il lui avait demandé ensuite : « Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ? » Elle avait répondu : « Personne, Seigneur. » Et Jésus lui avait déclaré : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. » (Jn 8, 10)
Jésus termine son propos en prenant l’image du tablier, ce vêtement si précieux des gens de la campagne naguère. Il servait à porter tant de bonnes choses, des graines par exemple pour la nourriture des animaux ou encore pour les semailles. Le tablier de la bonté, de l’abondance, avec sa mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante. Nous pourrions nous permettre de formuler au Seigneur une prière un peu différente de ce que dit la fin de l’évangile. Nous pourrions lui demander de ne pas se servir pour nous juger de la mesure dont nous nous servons pour juger les autres. Qu’il se serve plutôt de sa mesure à lui, car son tablier est bien plus large et plus rempli de bienveillance et de compassion que le nôtre.

Michel SCOUARNEC

Prêtre du Diocèse de Quimper et Léon

 

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