Guy Gilbert : « Quand on veut être président, il faut être humble »

ENTRETIEN. Le « curé des loubards » est de retour. Et il n’a toujours pas sa langue dans la poche. Le rapport Sauvé, Zemmour, l’autre… Ça déménage !
Le « vieux hibou » est de retour. C’est lui-même qui se qualifie ainsi, dans son nouveau livre qui sort ces jours-ci et dont les phrases toniques font du bien au cœur de notre époque insensée. En parcourant Mille conseils d’un vieux hibou pour réussir sa vie (Éditions Philippe Rey), on ne lit pas, on entend la voix du père Guy Gilbert, cette façon inimitable que ce prêtre a de parler direct, avec ces formules qui ne sont qu’à lui, qui bousculent.
Pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas ce prêtre iconoclaste qui circule davantage vêtu d’un blouson noir que d’une soutane, lisez ci-dessous cette conversation à bâtons rompus, vous ne serez pas déçus ! Guy Gilbert, on l’a appelé, on l’appelle toujours le « curé des loubards », parce que cet homme de Dieu, né il y a quatre-vingt-six ans à Rochefort-sur-Mer en Charente-Maritime dans une famille ouvrière de quinze enfants, consacré prêtre en Algérie, pendant la guerre, où il est resté pendant treize ans, a consacré son sacerdoce aux exclus, aux marginaux des rues et des cités de banlieues. Il a vécu parmi les durs, les voyous, ceux que l’on dénommait naguère les « blousons noirs », et aujourd’hui il habite au milieu de la Drôme provençale, dans une bergerie peuplée d’animaux – dont certains exotiques – où il reçoit la terre entière, et surtout encore et toujours des jeunes paumés.
Avec sa gouaille rafraîchissante, ce prêtre hors du commun continue de porter une parole spirituelle mais aussi, mine de rien, (très) politique, délivrant à notre société tourmentée quelques vérités de bon sens, puisées non dans un prêchi-prêcha facile mais dans une longue, très longue expérience de l’humanité. Alors, évidemment, sa dégaine, ses cheveux longs, son blouson, ses grosses bagues au doigt ne l’ont pas toujours placé en odeur de sainteté auprès de nombre de paroissiens. On dira qu’il fait du cinéma… C’est pas faux, bien entendu. Mais lui rétorque qu’encore aujourd’hui, à son âge, il remplit les églises ! Alors, attachez vos ceintures, et écoutez le père Guy Gilbert. Voici une parole forte.
Le Point : Dans votre dernier livre, vous insistez beaucoup sur les souffrances de vos contemporains. Pensez-vous que la souffrance est aujourd’hui plus répandue dans notre société qu’auparavant ?
Père Guy Gilbert : Oui, c’est ce que je reconnais dans la société actuelle de façon prioritaire. Quand je vois à la télévision ce jeune qui a été traduit en justice parce qu’il a mis sa professeure par terre, et que cette image montrant le moment où il bouscule la professeure et claque la porte est répétée en boucle, cela m’afflige. Ces violences sont réelles, mais pourquoi a-t-on besoin de les multiplier sur les écrans ? La souffrance première, c’est la violence. Quand je parle de violence, je ne pense pas à la tarte qu’a reçue Emmanuel Macron, je vise toutes ces violences qui existent dans les relations entre individus. Regardez comme les gens, partout, ont peur. Peur de regarder quelqu’un en face, peur de demander une cigarette à un passant… Il se répand en France une souffrance généralisée, qui est immédiatement captée et retransmise par les médias. La grande souffrance des jeunes enfermés durant de longs mois de confinement explose. Cette souffrance est aussi le fruit de l’individualisme forcené. Quand je vois tous ces individus qui refusent le pass sanitaire… Un mec qui refuse de se faire vacciner, il tue des personnes, faut quand même se dire ça. Les gens sont devenus tellement individualistes que l’on se retrouve dans de telles situations. L’autre n’existe plus. Chacun pour sa gueule et son cul. On sait que la plupart de ceux qui meurent à l’hôpital n’ont pas été piqués contre le Covid, et il y en a qui continuent de refuser le vaccin… Les bras m’en tombent.
Cette violence sociale était-elle très différente quand vous vous occupiez des loubards dans les banlieues ?
Avant, la violence des quartiers, elle était limitée aux combats entre bandes. Maintenant, tout le monde la subit. Dans les cités, on voit des petits puceaux vautrés dans des fauteuils qui contrôlent les entrées des immeubles, et exigent leur carte d’identité aux habitants qui demandent seulement d’entrer chez eux. C’est dingue.
La violence contemporaine, c’est aussi cette pédocriminalité systémique dont se sont rendus coupables de nombreux prêtres et religieux depuis les années 1950, couverts par leur hiérarchie, et qui a fait un nombre sidérant de victimes comme l’a souligné récemment le rapport Sauvé… Comment réagissez-vous à ces révélations ?
C’est gravissime. Ces crimes, bien sûr. Mais aussi l’omerta. L’Église savait, l’Église s’est tue. Parce que l’institution avait peur du dommage causé par le fait que l’on apprenne toutes ces affaires. Or, le silence a provoqué un dommage bien plus grand. Passons à une autre question…
L’Église se remettra-t-elle de ces scandales ?
Oui, à condition qu’elle expie ces crimes. Ce ne sera pas facile. Les chiffres sont hallucinants.
Je veux aussi que les femmes soient diacres, qu’elles baptisent, qu’elles marient, qu’elles prêchent. Et qu’elles puissent devenir cardinales aussi, en s’habillant en pantalons rouges pour emmerder les hommes en jupes…
Pensez-vous, comme Véronique Margron, la présidente de la Corref (Conférence des religieux et religieuses de France), que ces scandales auraient pu être moindres si l’on n’avait pas placé les prêtres sur un piédestal ?
Quand j’ai pris la soutane, on ne m’appelait plus « le petit Guy », soudain j’étais considéré. Mais quand j’ai mis un blouson noir, je n’étais soudain plus prêtre pour les autres, les installés, et je me souviendrais toujours de ce jour où un flic m’a insulté. Il m’a emmené au commissariat, et son chef lui a dit : « Mais pourquoi tu as arrêté un curé ? » Le flic a répondu : « Ce type-là, c’est un curé ? » Le commissaire s’est tourné vers moi : « Pardon, mon père. » Et je lui ai répondu vivement : « Mais allez vous faire voir, ce n’est pas parce que j’ai un blouson noir, que je ne suis plus prêtre… » Pour répondre plus directement à votre question : bien entendu que l’on a trop mis à part les prêtres, on a voulu créer des surhommes. C’est pourquoi, je suis d’accord pour que les hommes mariés deviennent prêtres, il y a urgence. Je veux aussi que les femmes soient diacres, qu’elles baptisent, qu’elles marient, qu’elles prêchent. Et qu’elles puissent devenir cardinales aussi, en s’habillant en pantalons rouges pour emmerder les hommes en jupes… Il faut que des femmes puissent prêcher, c’est essentiel pour l’Église. Dans les prisons, dans les hôpitaux, il n’y a plus que des aumônières. Les hommes ont déserté. Attends, je te dis une chose : je pense que le célibat est une valeur extraordinaire pour l’Église, tu notes ça ! Quand j’étais en Algérie, les musulmans dont je m’occupais trouvaient formidable que je sois célibataire : « Tu es à nous ! », disaient-ils. Maintenant, je demande seulement qu’un séminariste puisse avoir le choix entre le célibat et le mariage avant d’être prêtre, cela me semble normal.
Pour parler d’un autre sujet, trouvez-vous qu’il y a trop de violences en politique actuellement ?
Éric Zemmour fait un barouf étonnant, unique. Les gens l’écoutent avec passion, car il dit des choses claires sur l’immigration. Sur les centaines de milliers de sans-papiers, il a raison. Mais il a tort de confondre islam et djihadisme. Sur l’affaire des prénoms, j’ai aussi du mal à le suivre. Dans le Coran, le nom de Marie est cité plus d’une trentaine de fois. Ce genre de polémiques provoque des fissures importantes dans la société. C’est pour cela que j’aime quand Michel Barnier apporte la notion de respect. Le débat, ce n’est pas un pugilat. Le débat, c’est le respect de l’autre. Éric Zemmour provoque un remous terrible dans la société. Le prophète Éric Zemmour est cité tous les jours, on est inondé par ses paroles. Trop, c’est trop ! Quand on veut être président, il faut être humble ; celui qui prétend au sommet du pouvoir devrait être issu des Français qui ne sont pas dans les sphères les plus hautes mais parmi les plus humbles. Les hommes politiques devraient davantage laisser leur équipe s’exprimer.
À chaque fois que tu rencontres quelqu’un, pense qu’il est plus grand que toi.
L’humilité, c’est ce qui manque beaucoup dans notre société en ce moment ?
Oh, oui ! Chaque fois que tu rencontres quelqu’un, pense qu’il est plus grand que toi. C’est ce que j’ai essayé de vivre avec les délinquants pendant quarante-sept ans. Je cherche la part de cristal en l’autre. C’est difficile, mais il faut se battre pour. L’autre est toujours plus grand que soi. À force de le regarder, l’autre s’en rend compte et cette part se révèle. Chaque fois que je vois un clochard à Paris, je le regarde dans les yeux et je lui demande son prénom, il est toujours troublé par cette attention. Fixer les yeux de quelqu’un, c’est voir quelqu’un. Écouter l’autre, c’est ce qui nous manque aujourd’hui. Il faut accepter d’entendre pleinement l’autre.
J’ai chez moi dans ma bergerie 120 bêtes de races différentes, un chameau, des sangliers, des wallabys, des bufflonnes, des alpagas, des ânes… La bête a une façon extraordinaire d’éduquer : elle ne fonce pas d’abord vers l’autre, elle prend le temps de l’apprivoiser, de le respecter. Je me suis beaucoup servi des bêtes pour éduquer les mômes délinquants. Au contact des animaux, combien de fois j’ai vu le comportement de ces jeunes changer ! Ils apprennent la patience, l’attente. Je vais vous raconter une anecdote. Nicolas Sarkozy est venu une fois dans ma bergerie, je l’emmène voir les sangliers, et à son approche les animaux lui tournent le dos. Il me dit : « Mais pourquoi ils me tournent le dos ? » Je lui réponds en rigolant : « Parce qu’ils sont de gauche. » En fait, l’explication est toute simple : les sangliers ne voient pas à plus de 1,30 m, mais ils sentent un étranger tout de suite… Et ils s’en méfient, de prime abord. Il leur faut du temps pour l’apprivoiser. Je vous précise que les sangliers entendent très bien aussi : quand j’arrive, je hurle pour leur signaler ma présence, et ils me répondent en grognant de plaisir.
Au total, vous êtes prêtre depuis cinquante-six ans. Que retenez-vous de toutes ces décennies ?
La richesse du cœur de l’homme dans sa plénitude, sa complexité, sa différence. La grande chance pour moi, c’est d’avoir eu des équipiers de toutes les religions. Ils ont un cœur extraordinaire, un amour extraordinaire. Je ne les baptise pas. Ce qui m’importe seulement, c’est de dénicher dans le cœur de l’homme l’amour qu’il peut avoir. Le boulot du prêtre, c’est aussi simple que cela. Aujourd’hui, nos messes sont trop rigides, pas assez vivantes, trop décollées de la vie des gens. Il faut une parole directe, qui parle au cœur des individus. Si l’on ne s’adresse qu’à la tête, seuls les riches écouteront. Aller vers les plus pauvres, c’est là que doit se trouver l’Église. Voilà pourquoi j’aime bien le pape François, parce que dès son arrivée, sa première décision a consisté à installer 10 toilettes et 10 douches pour les clochards au Vatican, puis, il est allé visiter les migrants à Lampedusa. Ce sont des signes extraordinaires. Jésus-Christ ne s’est pas entouré de savants, de super diplômés, il est allé chercher des pauvres types. L’Église catholique est née de cette pauvreté extraordinaire du Christ, elle renaîtra si nous puisons chez les plus pauvres la lumière de Dieu. À 86 ans, j’ai gardé des racines profondes et elles continuent d’irriguer ma vie. Je m’en fous d’hier, je me tape de demain, je mets toutes mes forces dans les 24 heures du moment présent pour respirer l’amour, donner l’amour et le recevoir.
Jérôme Cordelier

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