« Une fragilité d'écorchés vifs » par Hervé ROUXEL

Il pollue la terre, celui-là ! » Youssefl vient de quitter la salle de classe avec son éducateur en me lançant une de ses tirades favorites. Pourtant, il sait que je viens à coups de pédales à l'institut spécialisé en troubles du comportement où je travaille comme instit', bref, que mon empreinte carbone n'est pas des plus élevées... Mais quand son éducateur lui a demandé de quitter la salle de classe où il était entré sans autorisation, il a compris que je disais « Allez ! » pour le mettre dehors... Et cela a suffi pour le mettre hors de lui, persuadé que je le rejetais et que de tels êtres aussi rejetants « polluent la terre » par leur seule existence.
« On ne nous aime pas »

Nietzsche avait résumé d'un trait le malaise qui tourmente la plupart des jeunes que nous accueillons ici et de tous ceux qui « hors les murs » sont eux aussi contaminés par le virus de la violence : « Les acteurs meurent de n'être pas loués, les vrais hommes de n'être pas aimés. » En effet, ce n'est pas d'abord de louanges, de likes ou de followers sur « Insta », ni de surconsommation ou autres succédanés qu'ont besoin tous ces jeunes, premières victimes de leur propre violence... mais bien d'amour.

À l'origine de leurs embrasements de violence, on trouve en général une frustration apparemment bénigne mais suramplifiée par une autre frustration plus profonde, celle de n'avoir pas été suffisamment aimés, suffisamment reconnus en profondeur pour parvenir à affronter sans trop de casse les inévitables frustrations et contrariétés de la vie. Et cela peut alors exploser à tout moment, tant qu'ils n'auront pas pris suffisamment confiance en eux et en ce qu'ils portent d'unique Les « grands des cités » qui tiennent les murs et jouent les caïds devant les « petits » admiratifs ne disent pas autre chose quand on les écoute de près. Quel leitmotiv revient toujours, à fleur de béton ? « On ne nous aime pas. »

Combien sont prêts à basculer dans des trafics ou des voies de radicalisation sans issue pour au fond une seule raison profonde : être enfin reconnus pour eux-mêmes, sentir qu'ils existent aux yeux de quelqu'un ou d'un groupe, même si ce quelqu'un est un manipulateur qui joue avec leurs failles ou que ce groupe tient plus de la horde que de la famille qui n'a pas pu les aider à grandir dans la bonne direction... Et même l'argent qu'ils peuvent y gagner sert surtout à se faire enfin reconnaître comme ayant de la « valeur », à l'image de toutes ces marques qui traduisent peut-être une seule demande : qu'ils aient enfin du prix aux yeux de quelqu'un, sans savoir à quel point ils en ont infiniment pour Quelqu'un qui a laissé jusqu'à sa vie pour leur traduire la Folie de ce Prix...

Il y a bien sûr d'autres poches magmatiques où s'alimente la violence de ces jeunes « à la marge » : toutes les frustrations accumulées aux portes d'une société dont ils se sentent exclus, d'une institution scolaire où ils ne parviennent à se faire remarquer autrement qu'en mettant à mal le cadre et ceux qui tentent de le maintenir (même si là encore, ils n'oublieront jamais des années plus tard le prof qui leur a témoigné de l'intérêt, le surveillant qui s'est montré bienveillant, le CPE qui ne les a pas traités comme des numéros...), d'un monde du travail qui ne leur laisse que quelques miettes d'intérim...

Mais bien souvent, derrière toutes ces « piqûres de rappel » de leur manque de valeur, on peut entendre la même soif de reconnaissance, d'exister aux yeux de quelqu'un, de pouvoir croire qu'ils ne sont pas qu'une « galère », même si tout ce qui fait leur vie, quartier, famille, situation sociale et scolaire, semble leur renvoyer l'inverse en pleine figure, comme le reflète peut-être le regard si dur à supporter de tous les « inclus »... D'où cette susceptibilité à fleur de peau ou de survêt', cette fragilité d'écorchés vifs qui leur fait dégainer les injures et bien vite les poings quand ce ne sont pas les lames dès qu'on les « traite », qu'on semble les regarder de travers, qu'il leur paraît évident qu'on leur manque de « respect ». Ou encore dès qu'il leur semble qu'on va leur prendre le peu qu'ils ont réussi à s'approprier pour avoir enfin de la « valeur », casquette, portable, ou même doudoune. Je pense à Steven. Il avait fugué du car quand le moteur, déjà, ronronnait pour le chemin du retour. Il avait menacé tous ceux qui cherchaient à le retenir et (re)traversé tout Madrid... sans GPS ! (À la fin d'un rassemblement de jeunes pour retrouver sa doudoune, oubliée par un de ses comparses qui a pris cher au passage... alors que le car en question faisait déjà ronronner le moteur pour le chemin du retour !) Quand ce n'est pas leur « go », la copine qu'ils ont réussi à séduire et qu'un autre a osé regarder d'un peu trop près.

Trouver le regard qui les aide à croire en eux

Alors finalement, toute cette violence n'est-elle pas avant tout que l'expression maladroite (et parfois, hélas ! meurtrière) d'une soif d'amour tenaillante, d'une exigence profonde d'estime et de reconnaissance ? Une violence décuplée par la violence d'un monde qui ne leur a pas fait de cadeau et dont ils se sentent rejetés, un monde qu'ils considèrent toujours comme leur débiteur pour n'avoir pas su leur faire la place qu'ils attendaient. Une soif qui colle à la peau et au coeur de ceux qui la subissent et se replient entre parias, comme les lépreux de l'Évangile. Comme disait Jean Giono : « Ta lèpre, c'est de l'amour inemployé. »

Ainsi Kevin, récemment débarqué à l'institut comme un jeune lionceau prêt à piétiner sa gamelle. Il cassait systématiquement tout ce qui pouvait se briser, affiches, tasses (ou vitres...) dès qu'il soupçonnait qu'on « ne croyait pas en lui ». S'ils pouvaient trouver non seulement le regard qui les aiderait à croire en eux, quand eux-mêmes ne savent plus où puiser la force d'y croire, pour découvrir et habiter cette place qui leur aura tant manqué ! Toute l'énergie de cette violence qui se retournait contre eux comme un suicide inavoué pourra enfin se mettre au service des autres et d'une cause plus vaste que leur seule personne ou leur « terr'terre », leur fameux territoire qui reste souvent leur dernière fierté : « Même si je passe pour un "cas soc'", moi au moins je suis du quartier du "Luth", du "Fossé", des "Agnettes", pas comme les sous-hommes d'en face »... qui sont bien souvent des « cousins à la mode de Bretagne » ou du bled ! Même si les « cousinades » qui résultent de toutes ces frustrations accumulées n'en finissent pas de dégénérer en guéguerres des boutons entre quartiers « si loin si proches », comme cela se reproduit à nouveau depuis quelques semaines entre « ceux de Gennevilliers » et « ceux d'Asnières »...qui se repassent à tabac à longueur de soirée au seul motif qu'ils ne sont pas du même code postal !) Bien sûr, ils « testeront » plus d'une fois la solidité des mains qui se tendent vers eux pour être sûrs que ce n'est pas de la « loose », une fois de plus... Mais s'ils arrivent à se sentir profondément et durablement acceptés, reconnus et surtout aimés tels qu'ils sont, alors même les pires des vilains petits canards pourront enfin se regarder comme des premiers de cordée, heureux de pouvoir à leur tour en aider d'autres à se relever, même après des chutes en cascade.

Ainsi, quand on met les voiles « n'importe où mais loin du béton », selon le plan de navigation éloquent d'un « grand de la tess' », plus que toutes les consignes des « babtous » (« étrangers »... souvent affublés d'un « visage pâle ») qui eux n'ont pas grandi à l'ombre des mêmes tours, la meilleure garantie d'un séjour sans trop de casse est d'avoir à la tête des nouvelles pousses un « grand frère » de confiance qui a déjà épuisé toute la gamme des infractions imaginables et qui saura, mieux que tous les manuels d'éducation, remettre les « petits » sur le chemin, certes sinueux... Un Autre Passager, clandestin, un certain Grand Frère, Lui aussi passé par là saura redresser à sa façon, de détour en détour... et convertir toute leur violence en énergie de Vie !

1. Tous les prénoms ont été changés.

Hervé ROUXEL

Source : Lettre aux Communautés Mission de France N° 316 Janvier – Mars 2023 pages 47-51 : « Violence, quand tu nous tiens »

Hervé est prêtre de la Mission de France à Gennevilliers. Il est inséré auprès des jeunes de la ville. Il travaille comme enseignant auprès de jeunes présentant des troubles du comportement

« Une fragilité d'écorchés vifs » par Hervé ROUXEL
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