Manifeste pour une théologie de la Méditérrannée

POUR UNE THÉOLOGIE DEPUIS LA MÉDITERRANÉE MANIFESTE Marseille • Septembre 2023

Gruppo di Ricerca « Il Mediterraneo come luogo teologico » Chercheurs d’ADYAN (Beyrouth) Maison de la Sagesse Chercheurs de l’IDEO (Le Caire) et de l'UCLy (Lyon) Cagliari Marseille – Septembre 2023

POUR UNE THÉOLOGIE DEPUIS LA MÉDITERRANÉE

Le texte qui suit a vu le jour à partir d’expériences théologiques vécues sur les rives de la Méditerranée et à partir d’un chemin de recherche et d’échanges qui a duré plusieurs années. Il est maintenant proposé sous la forme d’un manifeste à ceux qui s’intéressent à cette thématique et qui entendent s’impliquer, de diverses manières, dans le processus initié. Selon l’étymologie même du terme « manifeste », nous avons en effet l’intention d’offrir aux Églises, à la communauté académique et à ceux qui souhaitent croiser notre travail un texte qui fasse connaître quelques acquis théoriques et quelques repères à partir desquels nous souhaitons travailler pour une théologie depuis la Méditerranée. Il s’agit donc d’un texte ouvert, dynamique comme l’est le processus qui, nous l’espérons, pourra se déployer grâce à la diffusion de ce manifeste. Proposer une théologie qui puisse contribuer à tisser des réseaux entre les Églises méditerranéennes et à construire une Méditerranée de paix, représente une prise de responsabilité en tant que théologiens et théologiennes.

3 Pour une théologie depuis la Méditerranée

  1. LA MÉDITERRANÉE NOUS INTERPELLE

Ce document est né de l’écoute. Qu’entendons-nous, que voyons-nous, que touchons-nous, qu’expérimentons-nous en écoutant profondément la Méditerranée ? Notre écoute ne peut se limiter à être une écoute superficielle. Dirigée vers la hauteur des cieux et en même temps vers les abîmes de la terre, la théologie nous pousse vers les profondeurs de la Méditerranée et nous oblige à traverser ses villes, ses ports, ses lieux de culte, ses casbahs, ses portes…, où advient le métissage : fruit de rencontres et de conflits, de dialogues et de compromis, d’accueils et de rejets. Face aux contradictions, aux urgences sociales et aux nombreux défis qui se présentent, en particulier pour les croyants, nous ne pouvons pas rester inertes et silencieux. Ceux qui font de la théologie ressentent la responsabilité de mettre tout cela en parole sous un regard de foi. Conscients qu’« enseigner et étudier la théologie signifie vivre sur une frontière », nous sommes appelés à offrir un récit 1différent de la Méditerranée, de ses histoires et de ses visages, à partager avec ceux que nous rencontrons une lecture sapientielle, selon une mystique de l’espérance, en solidarité avec tous les naufragés de l’histoire, par un style évangélique de dialogue, relationnel et prophétique. Les mille côtes et les nombreuses populations, les trois continents (Afrique, Asie, Europe) et les cinq rives (Afrique du Nord, Moyen-Orient, mer Noire et mer Égée, Balkans et Europe latine) qui surplombent la Méditerranée, si fortement caractérisées par l’expérience culturelle et sociale des rivages – ou par ce que la mer détermine comme vies, habitudes et choix, comme échanges et mélanges ayant lieu au carrefour des rues et au long des places – ont été, au cours des siècles, des lieux favorables pour le dévoilement du sens de l’humain et du divin. PAPE FRANÇOIS, Lettre pour le 100e anniversaire de l’Université catholique d’Argentine, 3 mars 1 2015. 4 Marseille – Septembre 2023 La Méditerranée a été berceau de l’histoire, de religions, de migrations, d’échanges économiques et culturels, de chemins de paix et de progrès. Cependant, aujourd’hui, l’image du naufrage apparaît peut-être comme celle qui la représente le mieux, étant devenue de fait, pour beaucoup, un tombeau : un lieu d’injustice et d’inégalité, de déportations et de massacres. Un lieu où nous sommes tous naufragés : car ce à quoi nous assistons en Méditerranée est un naufrage de civilisations. La Méditerranée a également été le ventre qui a vu la montée de la pensée croyante, pas seulement de la pensée chrétienne. Ici, non sans conflits et martyres, ont pris forme ces modèles théologiques qui sont encore aujourd’hui un terme de comparaison pour de nouvelles théologies élaborées parfois en dehors de celle-ci. Notre engagement est pour une théologie qui, chérissant cette tradition millénaire, se reconnaît comme théologie depuis la Méditerranée (ou à partir de la Méditerranée). Nous voulons saluer la leçon magistrale que le pape François nous a donnée ces dernières années, en particulier à la conférence de Naples en 2019, à la rencontre avec les évêques de la Méditerranée à Bari en 2020 et à de nombreuses autres occasions, et nous voulons travailler à une théologie qui, depuis la Méditerranée, puisse contribuer à générer des chemins de fraternité, de partage et de paix au sein des communautés croyantes, et au dialogue avec ceux qui se dépensent pour la construction d’un monde fraternel. Cela sera possible dans la mesure où la dimension affective, relationnelle et agapique de l’humanisme méditerranéen sera revalorisée. Nous aussi sommes convaincus qu’il n’est pas possible de lire de manière réaliste la Méditerranée « si ce n’est dans le dialogue et comme un pont - historique, géographique, humain – entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie. C’est un espace dans lequel l’absence de paix a produit de multiples déséquilibres régionaux et mondiaux, et dont la pacification, par la pratique du dialogue, pourrait au contraire contribuer grandement à lancer des processus de réconciliation et de paix » . 2 FRANÇOIS, La théologie après Veritatis Gaudium dans le contexte de la Méditerranée, Naples, 2 21 juin 2019.

5 Pour une théologie depuis la Méditerranée Faire de la théologie en Méditerranée signifie pour nous choisir de construire une théologie qui ne soit pas neutre, mais qui ait ses structures portantes dans la logique de l’incarnation et dans le mystère de Pâques. Une théologie qui reconnaisse dans l’histoire non pas un simple espace d’application, mais plutôt le lieu où comprendre le sens authentique de l’annonce de l’Évangile.

2. UN STYLE POUR FAIRE DE LA THÉOLOGIE EN MÉDITERRANÉE

2.1. Une théologie contextuelle et narrative

La Méditerranée a besoin d’une théologie qui vive pleinement sa dimension contextuelle et d’y reconnaître son appel propre et indispensable. Cette exigence apparaît aujourd’hui comme un élément constitutif, qui ne se limite pas à être reléguée à quelques propositions « originales » et « marginales ». Les peuples de la Méditerranée, qui ont favorisé la rencontre féconde entre les traditions de foi juive et chrétienne et la pensée gréco-hellénistique, conservent, dans leurs manières de comprendre la vie et le monde, l’interprétation de la théologie comme « affectus fidei ». La prise en compte de la dimension « affective », inséparablement unie à la dimension « intellectuelle » constituant son ressort intérieur, peut favoriser une lecture qui ne serait pas extrinsèque, mais – pour ainsi dire – intrinsèque, de l’intérieur de ce qui advient dans ce contexte. La théologie depuis la Méditerranée est, en ce sens, une théologie « immersive » qui se laisse toucher par les blessures et les angoisses exprimées par les contextes méditerranéens, sachant néanmoins aussi saisir le novum qui s’en dégage. C’est de ces blessures que jaillit la lumière de la Pâque de Jésus, critère vivant pour continuer à interpréter le mouvement d’analogie qui, au cours des siècles, a 6 Marseille – Septembre 2023 permis à l’Église de lire dans la réalité, dans la création et dans l’histoire des liens, des signes et des références à l’action salvifique de Dieu. Le contexte en tant que tel, et ce contexte méditerranéen en particulier, doit être reconnu comme ayant une valeur non seulement en soi, mais en perspective du salut opéré par le Christ en vue de la venue du Royaume. En ce sens, la Méditerranée peut être comprise comme un « lieu théologique » qui exige une attention, apaisée et non superficielle, envers les histoires de vie des individus et des communautés, les biographies et les expériences, pour une théologie plus narrative.

2.2. Une théologie de l’écoute…

Une théologie depuis la Méditerranée, comme toute théologie, vit en écoutant la Parole de Dieu et en écoutant la vie des êtres humains. C’est une théologie qui ne reste pas insensible aux cris de douleur et aux demandes de justice qui viennent des nombreux naufragés de l’histoire : de ceux qui quittent leurs pays, de ceux qui sont exploités dans leur travail et humiliés dans leur dignité ; de ceux qui sont privés du droit d’habiter leur propre terre, privés de la possibilité d’un avenir. Sa tâche est de donner une voix à l’exemple prophétique contenu dans le « cri » de l’humanité qui fait écho à celui du Christ sur la Croix (cf. Mc 15, 34). Nous savons que nous devons partir de cette écoute qui, plus qu’hier, prend aujourd’hui le son du silence et le cri des submergés et des non-sauvés, des histoires de résignation et de rédemption. Nous voulons le faire avec le style d’une théologie humble, qui ne donne pas de réponses toutes faites, mais se laisse habiter par les provocations de cette mer et des terres qu’il rejoint. Enracinée, comme toute théologie authentique, dans l’auditus fidei et l’auditus hominis, la théologie depuis la Méditerranée veut pratiquer le code de l’accueil qui ne craint pas la pluralité ; ce qui permet de considérer les différences présentes dans le « con-texte » comme un « tissage de textes » inédit qui génère la nouveauté de la vie et de la pensée, et non comme un obstacle. C’est une théologie capable d’une herméneutique de la miséricorde qui sait promouvoir la connaissance de l’autre – quel qu’il soit : juif, chrétien, musulman, croyant différemment ou non-croyant – dans la richesse dont il est porteur, ouvrant des voies d’authentiques échanges dans le tissu global méditerranéen, social et 7 Pour une théologie depuis la Méditerranée ecclésial. N’étant plus eurocentrique, c’est une théologie capable de traverser les cultures, attentive à reconnaître l’autre sans craindre une éventuelle « contamination », capable de donner voix aux différentes rives qui entourent la Méditerranée : à la richesse de l’Orient d’où est venue la lumière de la Sagesse divine – dont les « semences » sont déjà présentes dans la vie, dans les religions de ses peuples – ; à celle de Occident européen, avec la richesse de son patrimoine spéculatif et humaniste, alimenté particulièrement par la tradition judéo-chrétienne ; et à celle du continent africain riche non seulement en ressources naturelles, mais d’abord en qualités humaines inestimables telles que le sens religieux profond – tel qu’il est vécu dans l’islam au Maghreb et dans les religions traditionnelles africaines – le sens de la famille, le respect de la vie, la vie communautaire et le sens aigu de la solidarité . 3 Nous ne pouvons pas prétendre que tous les peuples de tous les continents, en exprimant la foi chrétienne, imitent les modalités adoptées par les peuples européens à un moment précis de leur histoire, car la foi ne peut pas être enfermée dans les limites de la compréhension et de l’expression d’une culture particulière. Il est indiscutable qu’une seule culture n’épuise pas le mystère de la rédemption du Christ. 4 3. 2. … et le dialogue

Une théologie depuis la Méditerranée traduit dans sa pratique le principe du « dialogue dans tous les domaines ». L’instance dialogique, en outre, ne peut 5pas être considérée comme un simple choix facultatif parmi tant d’autres, mais doit être assumée à partir de ce qui caractérise la dynamique même de la révélation : Dieu est dialogue et le dialogue est le lieu de Dieu. Le dialogue avec les autres traditions religieuses doit s’accompagner d’un dialogue avec les cultures et avec les différentes approches de la connaissance des questions profondes qui concernent la vie des êtres humains. Les affirmations de foi, enracinées dans la tradition vivante de l’Église et dans les expressions des différentes confessions chrétiennes (arméniennes, orthodoxes, protestantes…), Cf. JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique postsynodale Ecclesia in Africa, 1995, 42-43. 3 FRANÇOIS, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, Rome, 2013, 118. 4 FRANÇOIS, Constitution apostolique Veritatis Gaudium, Rome, 2017, 4b. 5 8 Marseille – Septembre 2023 doivent être assumées et communiquées avec le soin de mettre en évidence leur potentiel dialogique avec les autres traditions religieuses. Cela engage les théologiens de la Méditerranée à favoriser une interaction dynamique entre les centres théologiques et culturels, la « mise en réseau »avec différentes 6 expressions des réalités ecclésiales et religieuses et avec d’autres, nombreuses aussi, qui promeuvent la culture et l’engagement social.

2.4. Une théologie qui dépasse le divorce avec la praxis

Précisément parce qu’elle se laisse interpeller par le contexte, une théologie depuis la Méditerranée, est par elle-même orientée vers la vie concrète de la communauté croyante. Les pasteurs et les théologiens, ainsi que le reste du peuple de Dieu, souhaitent surmonter ce que le pape François a appelé à plusieurs reprises le « divorce » entre la théologie et l’action pastorale. Il est temps de dépasser les barrières anciennes et de favoriser de nouvelles synergies fructueuses. Sans attention aux expériences ecclésiales, la théologie serait réduite à des activités de laboratoire, abstraites, froides, impersonnelles, autoréférentielles, impropres à coopérer avec tout le Peuple de Dieu dans la mission évangélisatrice. La théologie depuis la Méditerranée reconnaît les expériences ecclésiales comme lieu générateur de sa réflexion et entend exhorter les communautés ecclésiales à vérifier constamment la fidélité à une herméneutique orientée vers un dialogue fructueux entre la Parole de Dieu et l’histoire des hommes et des femmes de notre temps. D’où la proposition de parcours académiques qui valorisent les récits nés des pratiques ecclésiales et accompagnent une formation visant à leur renouvellement.

2.5. Une théologie qui valorise la religiosité populaire

Une théologie de la Méditerranée ne peut manquer de valoriser la religiosité populaire comme foi du peuple et expérience religieuse enracinée dans une tradition croyante. On ne peut ignorer la forte signification des symboles, des rites et des cosmovisions répandus parmi les peuples de la Méditerranée, quand FRANÇOIS, Constitution apostolique Veritatis Gaudium, Rome, 2017, 4d. 6 9 Pour une théologie depuis la Méditerranée on les relit sur un horizon herméneutique de foi partagée. La religiosité populaire en Méditerranée est un espace privilégié pour la fécondation et l’hospitalité mutuelles des différentes religions et cultures. Et c’est un lieu d’expression de cette « intercession » qui caractérise le style méditerranéen de relation. Non réductible au pur folklore, la religiosité populaire a besoin d’être comprise en profondeur, dans ses formes traditionnelles ainsi que dans le sens religieux de la vie qu’elle laisse émerger. Repartir de la centralité de l’annonce du kérygme, dans le style propre au dialogue, permet de reconnaître la portée évangélisatrice de la foi populaire et de mettre un terme à ses éventuelles dérives.

2.6. Une théologie de « l’entre-deux »

Une théologie depuis la Méditerranée ne peut manquer de se rendre compte qu’elle est un espace de « l’entre-deux ». L’approfondissement de la réalité méditerranéenne, résultat d’interconnexions et de fécondations mutuelles, peut aider à redécouvrir la dimension dialogique de ce que nous sommes, qui se définit et se construit en se plaçant « sur le seuil » de l’autre, en enlevant ses sandales « devant la terre sacrée de l’autre (cf. Ex 3, 5) ». Si l’une des tâches de 7la théologie est traditionnellement de saisir le lien des mystères entre eux, dans un monde où « tout est lié », le théologien doit être capable de saisir aujourd’hui 8les références, les relations, les interconnexions entre les thèmes, les connaissances et les méthodologies également en dialogue avec les autres sciences. En un mot : la théologie de « l’entre-deux » exerce une rationalité « complexe », consciente « que la logique est un instrument de vérification utile pour des vérités sectorielles et compartimentées, mais que les nappes les plus profondes de la réalité lui échappent. […] Par son mouvement propre, [la rationalité complexe] relie les connaissances, relie ce qui est humain à la vie, à la nature, à la planète, à l’Univers ». La théologie de « l’entre-deux » est donc 9l’exercice d’une rationalité ouverte au mystère du monde, donc indissociable de ce qui traverse et dépasse la raison : l’amour. En ce sens, la théologie depuis la 10Méditerranée doit être comprise comme une « science des frontières » dans FRANÇOIS, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, Rome, 2013, 169. 7 FRANÇOIS, Encyclique Laudato si’, 2015, 117. 8 Edgar MORIN, L’aventure de La Méthode, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. 114. 9 FRANÇOIS, Constitution apostolique Veritatis Gaudium, Rome, 2017, 4b. 10 10 Marseille – Septembre 2023 laquelle la mer devient une métaphore classique de la « navigation », ouverte à la recherche et jamais satisfaite, et des « ponts », des « routes » et des « places » du monde antique, qui deviennent les symboles de la rencontre entre les différentes cultures. Ce que rejette par principe la théologie depuis la Méditerranée, c’est la légitimité de la construction de « murs » idéologiques notamment. L’ouverture à la pluridisciplinarité et à la transdisciplinarité, provoquée par le contexte méditerranéen, devient essentielle. Elle nécessite de nouveaux parcours éducatifs permettant à des étudiants ouverts sur l’avenir d’acquérir des compétences nouvelles et spécifiques.

3. L’APPORT DE LA THÉOLOGIE À LA VIE DES PEUPLES DE LA MÉDITERRANÉE

Si la théologie n’est jamais une fin en soi, c’est d’autant moins le cas pour une théologie depuis la Méditerranée. Profondément enracinée dans les expériences ecclésiales, elle se veut levain et notamment levain d’un récit méditerranéen, « dans lequel il est possible de se reconnaître de manière constructive, pacifique et porteuse d’espérance ». L’option préférentielle pour les petits et les pauvres 11dictée par l’Évangile devient ainsi une option préférentielle pour les minorités. FRANÇOIS, La théologie après Veritatis Gaudium dans le contexte de la Méditerranée, Naples, 11 2019. 11 Pour une théologie depuis la Méditerranée

3.1. Pour la promotion de la justice sociale et de la pleine citoyenneté Faire de la théologie en Méditerranée signifie rappeler que l’annonce de l’Évangile passe par l’engagement pour la promotion de la justice et le dépassement des inégalités qui causent la marginalité, qu’elle exige la protection des plus vulnérables. Il n’est pas possible de faire de la théologie sans rappeler la nécessité d’une gestion non inhumaine et sage des flux migratoires, qui n’utilise pas la migration comme un pion sur l’échiquier de la géopolitique internationale, mais sache accepter sa provocation pour une réelle prise de conscience des défis de notre temps et pour l’affirmation d’un sens plus large de la citoyenneté. Il n’est pas possible de faire de la théologie sans assumer l’engagement à défendre dans nos sociétés le droit à la « pleine citoyenneté », allant au-delà de 12« l’utilisation discriminatoire du terme minorité qui porte en elle les germes du sentiment d’isolement et d’infériorité » et « prépare le terrain à l’hostilité et à la discorde ». On devient citoyen à part entière quand on est mis en mesure de 13contribuer à tous égards à la vie du pays dans lequel on vit et que l’on perçoit comme sien et quand chaque homme ou chaque femme se voit garantir les mêmes droits. Il faut reconnaître à chacun cette possibilité, quelle que soit la culture à laquelle il appartient ou la religion qu’il professe. La pleine citoyenneté implique également le droit à la liberté religieuse trop souvent piétiné ou nié. La pleine citoyenneté signifie aussi une citoyenneté active, seule capable de briser la logique de la résignation ou de l’addiction et de faire obstacle à la multiplication des systèmes de corruption dans la vie politique et économique.

3.2. Pour un cheminement synodal des Églises de la Méditerranée Faire de la théologie en Méditerranée signifie contribuer à tisser un réseau entre les Églises de la Méditerranée et, à travers elles, entre les peuples des pays riverains de cette mer. La théologie depuis la Méditerranée est au service du FRANÇOIS et Ahmad AL-TAYYEB, Fraternité humaine pour la paix mondiale et le vivre ensemble, Abu 12 Dhabi, 4 février 2019. Ibid. 13 12 Marseille – Septembre 2023 réseau de relations qui se construit entre les évêques de la Méditerranée à travers les rencontres de Bari, Florence et Marseille. Nous sommes profondément convaincus que c’est seulement ensemble qu’il est possible de faire face aux défis des contextes méditerranéens et que la communion et « l’échange de dons » entre les Églises des différentes rives aident à redécouvrir le sens profond de l’Église dans la régénération continue de son mystère, dans les changements et les drames de l’histoire. Il est un style synodal, animé par des sentiments sincères de fraternité, qui doit être cultivé dans les relations entre les Églises des pays méditerranéens et vécu en dialogue avec les Églises soeurs et avec les représentants des autres traditions religieuses. Le chemin du dialogue oecuménique, aussi ardu soit-il, doit être proposé et soutenu par des expériences de rencontre, de confrontation et de collaboration dans l’écoute commune de l’Esprit. C’est l’héritage que nous pensons devoir accepter des nombreux martyrs du dialogue en Méditerranée. Une authentique synodalité oecuménique peut être un signe premier et important de la crédibilité du témoignage chrétien dans les pays méditerranéens et un signe d’espérance dans un contexte déchiré par de multiples tensions.

3.3. Pour la construction d’un avenir de paix Faire de la théologie en Méditerranée signifie ne pas ignorer les différentes tensions sociales, politiques et religieuses, souvent à l’origine des conflits. L’horizon de la fraternité universelle exige le travail d’une théologie de la paix et pour la paix, qui recherche avec rigueur les fondements et les conditions des chemins possibles capables de renouveler les liens entre les peuples où règne maintenant la mort et de favoriser des expériences de coexistence et d’amitié sociale. Il y a un fort sentiment de liens dans les contextes méditerranéens : une richesse sur laquelle il est bon de s’appuyer. Cependant, les relations ne sont pas toujours ouvertes à l’accueil de ceux qui n’appartiennent pas à leur entourage ou aux étrangers. Dans les pays méditerranéens, le sens de l’accueil et de l’hospitalité coexiste souvent avec la volonté de s’enfermer dans sa propre famille ou son propre groupe. La théologie peut aider à éviter le risque de ce familisme et encourager les actions et les sentiments de solidarité mutuelle qui font ressortir, dans le sens fort de la famille, le sentiment d’appartenir à l’unique 13 Pour une théologie depuis la Méditerranée famille humaine et à l’unique famille des enfants de Dieu. L’« entre-deux » que la Méditerranée suggère, s’il est écouté jusqu’au bout, est un « entre-deux » qui unit, inclut, relie la diversité ; un « entre-deux » qui est une incitation à la paix et un antidote à la guerre. Il ne peut y avoir de paix, ni d’amitié sociale authentique, si l’on reste sourd au cri de la terre et de la mer. Dépasser la logique des intérêts collectifs exige que la question environnementale soit prise au sérieux. La Méditerranée est l’un des endroits où l’altération des équilibres environnementaux, avec ses catastrophes récurrentes, est la plus dramatique. Il n’y a pas que des gens qui meurent en mer, il y a aussi une mer qui meurt. Bon nombre des guerres en cours sont dues aux conséquences des déséquilibres environnementaux ou du moins les exploitent : sécheresse et pénuries d’eau, désertification croissante, situations de misère et de faim, utilisation des produits de première nécessité comme arme. La théologie a le devoir de rappeler aux peuples de la Méditerranée que seul un développement intégré, en harmonie avec l’environnement, comme cela s’est souvent produit en de nombreux endroits de la Méditerranée, est destiné à générer un avenir et que la création n’est pas un lieu de pillage, mais une maison commune à soigner, libérant son potentiel en vue du bien.

3.4. Pour une expérience religieuse « hospitalière » Faire de la théologie en Méditerranée peut donner un nouvel élan de l’attention à l’expérience religieuse, comprise comme une expérience de Dieu et donc elle-même un lieu de rencontre entre croyants de différentes traditions, mais aussi un point de référence essentiel pour un fondement théologique qui part de la révélation de Dieu et de l’expérience qui en découle. Le mystère du Christ, Verbe incarné, et de sa Pâque pour le salut de la multitude, nous pousse dans cette direction. Regarder l’autre, sa foi, dans la perspective de l’expérience religieuse, peut contribuer à en faire un « espace hospitalier », dans lequel les sensibilités propres aux traditions et aux confessions individuelles peuvent être accueillies et reconnues, en vue d’un enrichissement mutuel. Il s’agit d’assumer la compréhension que l’autre a de sa propre expérience de Dieu et de sa propre foi, d’élargir l’espace sacré en apprenant à le concevoir et à le vivre non pas comme un espace à défendre en l’occupant, mais comme un lieu dynamique et 14 Marseille – Septembre 2023 actif, une frontière mobile et modulaire qui déplace ses limites sans les annuler pour créer un accueil spacieux. Une telle perspective de compréhension ouvre la possibilité de venir partager avec d’autres croyants l’expérience de la présence de Dieu. Démilitariser les religions signifie « démilitariser le coeur humain »et 14 aider à démilitariser les cultures pour que l’hospitalité mutuelle devienne un paradigme culturel et de pensée, un critère de vie et d’action sociale. Nous savons que nous devons demander pardon, en tant que croyants, pour les fermetures justifiées au nom de la foi, pour les conflits soutenus par des raisons religieuses, pour le manque de courage dans la dénonciation des maux causés par les systèmes idéologiques et de pouvoir. Au contraire, nous voulons nous laisser instruire par les expériences de tant de communautés qui ont été renouvelées et converties à partir de l’acceptation de l’étranger et qui ont redécouvert le sens vivant de leur foi en devenant accueillantes à la foi de l’autre. C’est dans ces expériences que nous pouvons en effet reconnaître l’action révélatrice et novatrice de l’Esprit : « Voici, je fais quelque chose de nouveau : en ce moment cela germe, ne vous en rendez-vous pas compte ? » (Is 43, 19 ; cf. Ap 21, 5) C’est là le novum que la Méditerranée raconte encore. ••• Nous nous engageons donc, en tant que théologiens de l’espace méditerranéen, à cultiver toutes les occasions de rencontre, d’échange et de réflexion pour la relance d’une proposition théologique qui aide la Méditerranée à se redécouvrir comme un pont, une mer de métissage, et à se construire comme une arche de paix, « mer de fraternité ». Nous nous engageons à nous mettre au service d’une théologie qui, de la Méditerranée, puisse devenir instance critique et facteur de promotion d’un humanisme d’accueil et de coexistence fraternelle, pour les peuples de la Méditerranée et pour tous ceux qui regardent encore la Méditerranée avec une attention particulière. Nous nous engageons à travailler avec les pasteurs, dans une relation de soutien mutuel. Puissent les théologiens percevoir la reconnaissance de leur diaconie de FRANCOIS, Discours Founder’s Memorial, Abu Dhabi, 4 février 2019. 14 15 Pour une théologie depuis la Méditerranée compréhension de la foi. Puissent les pasteurs se sentir accompagnés et encouragés dans leur service délicat de discernement et de responsabilité ecclésiale. Avec nos communautés, nous voulons renouveler le courage de l’annonce et du témoignage. Enfin, nous appelons les personnes impliquées dans le délicat travail de recherche, d’enseignement et de formation à poursuivre leur engagement avec encore plus d’enthousiasme et de motivation. Puisse la Méditerranée redevenir matrice d’espérance : matrice et promesse d’une fraternité possible. 16

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