Honte, Culpabilité et Responsabilité par Serge Baqué, prêtre et psychologue

La honte

La honte est un affect archaïque, c'est-à-dire qu'il apparaît très tôt dans le développement de l'enfant (dès la deuxième année), avant le sentiment de culpabilité (environ cinq ans). Elle est originellement liée au regard de la mère auquel l'enfant est très sensible. L'enfant a honte parce que sa mère « lui fait honte ». Puis, peu à peu, ce regard sera intériorisé et il lui sera possible d'éprouver de la honte même seul. Mais la honte a toujours à voir avec le regard, regard qui vous met à nu, qui dévoile ce que vous vouliez tenir caché (viol de la pudeur), regard qui vous met à une place de « déchet ». La honte surgit dans cette terrible transparence face au regard de l'autre qui se fait tribunal sans même qu'une parole de jugement ait besoin d'être prononcée. Autrefois, les condamnés étaient exposés à la foule (« cloués au pilori ») et l'enfant puni à l'école exposé au regard de ses camarades avec le motif de sa punition affiché dans le dos...

Aujourd'hui, les médias remplacent souvent le pilori d'antan, avec une portée devenue planétaire... Placé sous le regard de l'autre, le sujet honteux ne sait plus que faire de lui, il cherche à tout prix à « quitter la scène » (on dit « j'aurai aimé pouvoir me cacher dans un trou de souris » ou « disparaître sous le tapis »). Cette volonté de disparaître peut aller jusqu'au passage à l'acte suicidaire, disparition totale et définitive de la scène. On peut penser par exemple que c'est la honte qui a conduit le maire de Trois au suicide : impossibilité de supporter de se voir exposé à l'opprobre public. Beaucoup d'auteurs d'agressions sexuelles sont en danger aussi de se suicider au moment de leur incarcération : pas sous le poids de la culpabilité (ils n'ont pas encore atteint le stade où se met en place le sentiment de culpabilité), mais celui de la honte (il est très important pour le soin de faire la différence, car la honte est liée à ce qu'on appelle le narcissisme et la culpabilité au surmoi, qui sont deux instances psychiques différentes, nous y reviendrons).

Ce n'est pas l'acte mais le dévoilement public de l'acte et le regard des proches ou de la société qui est alors insupportable. On dira, dans le jargon psy, que ce dévoilement produit une « blessure narcissique » mortelle. Le narcissisme est, en gros, lié à l'image de soi. La honte est d'abord une blessure narcissique c'est-à-dire une blessure de l'image que l'on a de soi et que l'on veut donner de soi. C'est pourquoi on peut avoir honte sans être coupable : honte d'avoir échoué à un examen, honte d'être gros, honte d'être pauvre ou d'avoir été violé. Il n'y a pas de faute de la part du sujet, mais celui-ci est renvoyé à une image de lui-même dévalorisante.

La honte est donc ce que l'on éprouve lorsqu'il y a un trop grand décalage entre ce que je « donne à voir de moi-même » et mon Idéal du Moi (c'est-à-dire la bonne image que je veux (me) donner. Cet Idéal du Moi se construit très tôt d'abord à l'image des parents idéalisés par l'enfant, puis en fonction des valeurs de la culture et de la société dans laquelle l'enfant grandit. C'est pourquoi, selon les cultures, ce qui fait honte peut beaucoup varier : pensons à la nudité qui n'est pas honteuse dans toutes les sociétés, à l'échec scolaire qui par exemple au Japon est un déshonneur tel qu'il conduit à beaucoup de suicides chez les ados, et dans nos pays riches la honte pour celui qui ne porte pas « de la marque »...

Pour résumer, la honte est un sentiment primaire, très précoce, très puissant et même souvent« annihilant » (faire honte, c'est faire grande violence à un sujet qui pourra développer une contre-violence auto ou hétéro-centrée). La honte est un marqueur du sujet (de son histoire, de son éducation, de son identité et de ses identifications) mais aussi un marqueur de société (pensons à la téléréalité qui inaugure un rapport totalement différent à la pudeur et à la honte). La honte comporte beaucoup d'aspects négatifs mais c'est aussi un sentiment indispensable pour vivre en société, car c'est un frein puissant aux comportements jugés intolérables. Quelqu'un qui n'éprouve aucune honte n'a aucune inhibition, ni morale, ni sociale, et la société ne le tolère que chez les tout-petits enfants, les « fous » et parfois les artistes. Et puis, que serait une vie sans possibilité d'être honteux ? Ce serait une vie sans honneur, une vie réduite au « primum vivere ». La disparition de la honte instaure le « primum vivere » comme valeur suprême, la vie ignoble, la vie sans honneur. Cela pourrait avoir un rapport avec la seconde mort, la seule que nous devrions craindre ?!

Les mots qui peuvent être associés à la honte sont humiliation, déshonneur, mépris ou à l'inverse pudeur, honneur, fierté, dignité.

Si la faute est à pardonner, la honte, elle, est à recouvrir. Cf. le retour de l'enfant prodigue : le père ne prononce aucune parole de pardon, mais il revêt son fils d'un vêtement de noces pour lui rendre sa dignité, cette dignité qu'il a perdue en se retrouvant plus bas que les cochons : « je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ». Cf. aussi la manteau de Noé, et avant lui, Adam et Eve qui, prenant conscience de leur nudité, se revêtent d'une feuille de figuier).

La culpabilité

Le sentiment de culpabilité se met en place un peu plus tard, on dit que c'est un « héritier » du complexe d'Oedipe, car si la honte a à voir avec le regard, la culpabilité a à voir avec la parole. Pour juger, il faut commencer à parler. Au départ, pour le petit humain, c'est toujours « pas vu, pas pris ». Puis peu à peu, sous l'influence et les remarques de ses parents, il va intérioriser les normes du bien et du mal. En gros, est mal ce que nos parents disent être mal, et bien ce que nos parents disent être bien !

Ces normes (hétéroclites et assez subjectives) vont constituer le surmoi, c'est-à-dire l'instance psychique qui sera chargée d'évaluer tous nos actes en fonction des normes intériorisées durant l'enfance. Freud dit que le surmoi est un gendarme interne qui fait faire à la société l'économie de beaucoup de gendarmes externes. Même si je ne suis pas vu et pas pris, je sais que j'ai mal fait, car mon sur-moi me fait des reproches : c'est le sentiment de culpabilité. Il est plus ou moins fort selon les personnes : certains se sentent coupables de presque tout (ils ont un surmoi sévère) et d'autres ne se sentent pratiquement jamais coupables (c'est le cas des psychopathes dont on dit même qu'ils n'ont pas de surmoi). La culpabilité aujourd'hui a mauvaise presse : il ne faudrait culpabiliser personne et surtout pas les enfants, et pas non plus leurs parents !

Cependant, le sentiment de culpabilité (comme la honte ou la douleur) est un signal d'alarme indispensable. Celui qui n'éprouve aucune souffrance à mal se comporter, transgresse plus facilement. L'absence totale de sentiment de culpabilité est du registre psychopathologique grave, aussi grave qu'un sentiment de culpabilité écrasant et plus dangereux socialement. Cependant, le sentiment de culpabilité n'est pas toujours un bon indicateur de la gravité ni même de l'existence d'une faute (tout dépend des normes que vos parents vous ont transmises, consciemment mais aussi inconsciemment). Par exemple, voler, dans certains groupes humains peut être encouragé dès l'enfance, et donc cet acte ne conduira plus tard à aucun sentiment de culpabilité.

Autre exemple, il y a 50 ans, à l'époque où la sexualité était très refoulée, le surmoi « filtrait le moucheron de la masturbation mais laissait passer le chameau de la torture »... Les confesseurs le savent bien, certains pénitents s'accusent de fautes objectivement minimes et n'éprouvent aucune culpabilité pour de vrais manquements à la justice ou à la charité. Le sentiment de culpabilité coïncide rarement avec le vrai sens du péché qui se construit dans le dialogue avec un tiers (la Parole de Dieu, le dialogue avec un frère ou le confesseur, etc...). Une autre limite du sentiment de culpabilité, c'est que tout se passe entre « moi et moi » ou plus exactement entre le « moi » du sujet et son «surmoi» intériorisé. Il s'agit donc de moi et encore de moi, avec donc le risque d'un ressassement malsain et parfois obsessionnel ( ).

L'offenseur aux prises avec la culpabilité souffre moins de la souffrance ou du tort qu'il a infligé à un autre que du conflit entre deux instances de son psychisme (le moi et le surmoi). On peut parfois se demander si l'autre qui a été offensé a réellement une place ! Le sentiment de culpabilité est une alarme, et le rôle d'une alarme est de nous alarmer, c'est-à-dire de nous permettre de réagir, mais beaucoup trouveront plus simple d'essayer de «couper» l'alarme : par chance (!) le sentiment de culpabilité est « soluble » dans l'alcool, l'autojustification, la banalisation, la rationalisation, les demandes faciles de pardon... et parfois la confession ! J'ai connu en prison beaucoup d'agresseurs voulant demander pardon à leurs victimes, non parce qu'ils avaient de vrais regrets, mais pour apaiser leur sentiment de culpabilité (quand ils en avaient, Gloire à Dieu !). Ils demandaient à la victime (parfois avec une insistance indécente) le pardon, c'est-à-dire la paix... pour eux !

Si le sentiment de culpabilité est une alarme indispensable et le signe que notre conscience est vivante, il n'est donc pas toujours un ressort suffisant pour permettre au sujet de changer (D'où le peu d'efficacité des campagnes de prévention lorsqu'elles s'appuient essentiellement sur la culpabilisation, celle du fumeur ou du conducteur ivre au volant par exemple).

Bien sûr, entre honte et culpabilité il y a des « passages » et les deux sentiments peuvent s'entremêler.

La responsabilité

Pour finir, essayons de situer le sens de la responsabilité. C'est la capacité à « répondre » de ses actes face à un autre (la victime, la société) et à en assumer toutes les conséquences. Le sujet responsable sort du huit-clos avec lui-même, dans lequel la culpabilité risque toujours de nous enfermer, pour faire une place à l'altérité. Se reconnaître responsable va de pair avec la reconnaissance du tort fait à un autre et une volonté de réparer, autant que possible, le mal qui a été fait.

Pour revenir à mon travail en prison, l'ultime étape dans le « soin » aux personnes ayant transgressé la loi, c'est l'avènement du sens de la responsabilité, c'est-à-dire la vraie prise en compte de l'autre. Car ce qui est « mal », ce n'est pas d'abord de transgresser les normes de mon « surmoi », ni de ne pas respecter la Loi. Ce qui est mal, c'est ce qui fait mal à un autre, ce qui ne tient compte ni de ses droits, ni de sa capacité à souffrir. C'est d'ailleurs le vrai sens de la Loi, bien que ce sens soit souvent méconnu : la loi est l'instance qui nous rappelle qu'il y a l'Autre, et que cet Autre doit être pris en compte (si je dois m'arrêter à un feu rouge, c'est parce que je ne suis pas seul sur la route et qu'il me faut tenir compte de ces autres - et vice-versa). Dans l'Evangile, après son reniement, Pierre sort de la culpabilité à l'issue de son dialogue avec Jésus qui le sort du ressassement de sa faute, ressassement qui nous enferme en nous-même. Puis Jésus ouvre à Pierre une perspective à l'issue de cette expérience de faiblesse : revenu (de ton sentiment de culpabilité ?), « va et affermis tes frères »

. Bel exemple en effet du passage de la culpabilité (tournée vers le passé, souvent sans autres) à la responsabilité qui sans effacer le passé ouvre à la fois sur les autres et sur l'avenir.

Si certains se sentent coupables sans pour autant devenir responsables, il est possible à l'inverse d'être responsable sans être coupable ! C'est manifeste pour des parents : ils sont responsables des éventuels dégâts faits par leurs enfants sans pour autant en être coupables. C'est vrai aussi, par exemple, si j'emprunte un objet et qu'il m'est volé : je suis non coupable, mais c'est bien moi qui devrai racheter l'objet, car j'en étais responsable, c'est-à-dire que je dois en « répondre » face à celui qui me l'a prêté. On pense aussi à certains ministres : ils peuvent à la fois être tenus pour responsables de certaines « bavures » - du fait de leur fonction, mais être aussi réellement coupables - du fait de leurs négligences).

La responsabilité n'est pas un sentiment ou un affect (comme la honte ou la culpabilité) : elle est une position active du sujet dans un rapport avec d'autres sujets.

Le sens de la responsabilité est le sentiment le plus haut et ce qui nous constitue réellement comme sujet humain face et parmi d'autres. La parole si célèbre adressée à Caïn : « Qu'as-tu fait de ton frère ? » peut être entendue dans le registre de la honte :

Cette parole est alors l'équivalent de l'œil, le regard destiné à faire honte et auquel je ne peux aucunement me soustraire (« L'œil était dans la tombe et regardait Caïn » écrit Victor Hugo). Cette parole peut aussi être entendue dans le registre de la culpabilité : « Regarde ce que tu as fait. Prends conscience de ton acte. Tu es coupable du meurtre de ton frère.» Et la marque apposée sur le front de Caïn est à la fois le signe de cette culpabilité et une « protection » : il faut que Caïn « mijote » dans sa culpabilité : pas question que la mort l'en libère, il doit porter sa faute dans la souffrance. On peut aussi entendre cette parole (et les trois registres ne sont, bien sûr, pas exclusifs) comme un appel pressant de Dieu à notre responsabilité les uns vis-à-vis des autres. Ce qui arrive à un autre, un frère, nous concerne, ce que commence par nier Caïn en répondant à Yahvé : « Suis-je le gardien de mon frère ?». Non, pas gardien, certes, mais responsable ! Nous sommes responsables les uns des autres, et cela, même sans faute de notre part. Par exemple, je ne suis pas coupable de ce tout ce qui a abîmé ces enfants qui échouent à l'Aide sociale à l'enfance, néanmoins j'entends comme étant pour moi cette parole :

C'est là que portera le jugement, pas forcément sur notre culpabilité, mais sur l'exercice de notre responsabilité : « J'avais faim, j'avais froid, j'étais étranger... » A chacun de décider si c'est une Bonne Nouvelle ! Pour ma part, je le pense !

Ce petit survol - qui me fait un peu honte (!) tant il est rapide et simplificateur- permet cependant j'espère d'entrevoir les implications de ces trois « concepts » dans le champ du soin, de la justice, de la spiritualité, de la pastorale... et même de la théologie : à quel Dieu va notre foi ? un Dieu qui fait honte à l'homme comme à Adam et Eve chassés du paradis ? Un Dieu «surmoi» sévère et implacable comme l'auteur des tables de la Loi sur le Mont Sinaï ? ou bien un Dieu couvrant avec pudeur de son manteau toutes nos nudités (Jésus, se baissant et écrivant sur le sable en évitant de regarder la femme adultère livrée à l'opprobre de la foule), un Dieu nous délivrant de l'enfermement (l'enfer me ment !) de la culpabilité (Jésus au paralytique : « Tes péchés sont pardonnés, maintenant, lève-toi et marche ! »), et un Dieu appelant sans cesse avec vigueur l'homme à la responsabilité qui le fait à son image (« qu’as-tu fait de ton frère ? « sur la route qui va de Jérusalem à Jéricho, qui a été le prochain de l'homme blessé ? »).

Serge Baqué

Avril 2015

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