Méditerranée, territoire des passeurs
30 avr. 2016Bateau de migrants au large de l’île de Lesbos, en Grèce / Sergey Ponomarev/The New York Times-REDUX-REA
Au nord, les frontières se dressent. Au sud, des trafiquants font commerce de la détresse et de l’espoir d’une vie meilleure des migrants syriens et africains. Depuis la Turquie et la Libye, ils leur vendent de dangereuses traversées.
La « saison » a repris pour les passeurs et leurs cargaisons de migrants africains, syriens, afghans, irakiens. Certains de ces « beaux jours » en Méditerranée deviennent des jours de mort pour des centaines de réfugiés entassés dans des embarcations vers l’Europe, avant d’être les victimes englouties de pannes de moteurs, de transbordements hasardeux ou de mauvais temps.
« Passeur de migrants est une activité lucrative et sans risques. Si le passeur perd sa cargaison, personne ne la lui réclamera. Alors que s’il perd une cargaison de drogues, il risque gros vis-à-vis de ses commanditaires », explique François Gemenne, au Ceri-SciencesPo.
Sur la route africaine vers l’Europe, ces passeurs ont des noms et des visages. Il y a, par exemple, Medhanie Mered, un Érythréen, dont la croix en or témoigne de la religion, et son « associé », Wedi Issak, qui montre au photographe sa musculature travaillée. Ces passeurs profitent du désordre libyen pour faire commerce de leurs frères, ceux qu’ils appellent « Brothers ».
Daech participerait à ce juteux trafic
Ils entassent et séquestrent leurs jeunes clients dans des maisons d’Adjabiya, sur la côte libyenne, avant que leurs familles envoient l’argent dû pour la route à travers le Sahara. Les candidats au rêve européen peuvent attendre là des mois.
Au début de leur aventure, dans des camps de réfugiés en Éthiopie ou au Soudan, ces réseaux de passeurs leur ont promis l’Europe. « Pour les convaincre, ils leur ont dit qu’ils ne devront payer qu’une fois arrivés en Libye » explique Meron Estefanos, une Érythréenne installée en Suède. « Le premier paiement est fait à Adjabiya. Il est de l’ordre de 3 500 €. Une fois réglé, le migrant est envoyé à Tripoli où il devra payer une moyenne de 2 000 € avant de pouvoir tenter la traversée de la Méditerranée. »
Des réseaux de trafiquants organisent ensuite les départs de bateaux vers l’Italie à partir des plages de la Tripolitaine à l’est et à l’ouest de Tripoli. Dans cette zone, les migrations clandestines constituent une source importante de revenus pour les milices, pouvoirs locaux et communautés. Daech participerait à ce juteux trafic dans la bande littorale sous son contrôle de part et d’autre de la ville de Syrte.
Après les barques en bois, les canots pneumatiques
Jusqu’à l’an dernier, ces passeurs faisaient partir leurs clients sur des barques de pêcheurs, en bois, d’une vingtaine de mètres. Ils utilisent maintenant des canots pneumatiques. La douane maltaise a contrôlé récemment un conteneur de ces embarcations gonflables à destination de la capitale libyenne. Elle a dû les laisser partir faute de preuves quant à leur usage.
« L’avantage est que l’on peut embarquer très vite sur ces petits canots depuis les plages. Parfois, les migrants sont effrayés par la précarité de ces embarcations et le nombre de passagers. À ce moment-là, les passeurs les forcent à monter », explique Florence Kim à l’Office international des Migrations (OIM).
Les embarcations, chargées chacune d’environ 150 migrants, seront abandonnées une fois l’Europe atteinte. Les passeurs ont pris soin parfois de ne remplir les moteurs que du carburant nécessaire pour quitter les eaux territoriales libyennes. Les canots dériveront alors en pleine mer.
Dans le meilleur des cas, les passagers contacteront leurs familles qui alerteront les marines européennes pour les secourir. Le cynisme, la sauvagerie des passeurs a été rapportée par les récits des « maisons de torture » du Sinaï où ont été séquestrés des Africains qui voulaient rejoindre Israël. Ces témoignages sont difficiles à obtenir.
Jean-François Dubost, chez Amnesty, constate que « les migrants arrivés en Europe sont réticents à décrire leur voyage. Ils ne veulent pas que leurs familles restées dans leurs pays soient l’objet de représailles de la part des passeurs. Ils ont souvent encore des dettes à régler à ces mêmes passeurs. »
Equipements obsolètes et pesonnel mal formé
La lutte contre ces réseaux tarde à s’organiser. En Libye, sur les quais du port de Misrata, Tawfik Al-Skail, chef adjoint des gardes-côtes de Misrata, se veut « la dernière ligne de défense » avant l’Europe, tout en fustigeant le manque de coopération avec l’Italie et l’Union européenne.
« Sous prétexte de la division de la Libye en deux gouvernements rivaux, les Italiens ne nous ont toujours pas restitué les quatre bâtiments en réparation chez eux. Pour être efficaces, nous aurions besoin de renouveler notre équipement obsolète et de former notre personnel. » Avec, en tout et pour tout, deux vedettes pour surveiller 600 km de côte entre Syrte et la Tunisie, Tawfik Al-Skail et ses hommes restent la plupart du temps à quai.
Depuis l’Europe, Sophia, l’opération navale européenne de lutte contre les passeurs de migrants aux marges de la Libye, est jusqu’à présent cantonnée aux eaux internationales. Elle devrait bientôt s’engager dans la formation des gardes-côtes libyens et pouvoir patrouiller dans les eaux territoriales libyennes, à la demande du gouvernement d’union nationale. L’Otan pourrait apporter son soutien à la mission de l’UE.
L’organisation est déjà présente en mer Égée pour combattre les réseaux de passeurs entre la Turquie et la Grèce. De ce côté-là de la Méditerranée, les clients des passeurs sont des réfugiés syriens, irakiens ou afghans, arrivés jusqu’à la côte turque.
Des passeurs qui s’érigent en agences de voyages
Ces réfugiés devront ensuite franchir un petit bras de mer pour atteindre une île grecque. Ils trouveront de l’aide moyennant finance en contactant – souvent via Facebook ou par SMS –, des passeurs qui s’érigent en agences de voyages. Ils pourront acheter canots pneumatiques et gilets de sauvetage dans des magasins turcs.
Cette traversée en mer Égée, de moins d’une heure, peut aussi être meurtrière. « Des enfants y trouvent fréquemment la mort », souligne Florence Kim. C’était le cas pour Aylan, échoué sur une plage turque, en face de l’île grecque de Kos, le 2 septembre dernier. Sa photo a fait le tour du monde. Pour François Gemenne : « Plus les frontières se ferment en Europe, plus les réfugiés qui ont un besoin vital de franchir ces frontières prendront des risques et nourriront ces passeurs. »
François d’Alançon (à Misrata) et Pierre Cochez