Immigration : le cœur et la raison par René POUJOL

Et si la raison venait conforter, plus que contredire, ce que nous dit le cœur ! 

Voilà plusieurs semaines que je projette l’écriture d’un billet de ce blogue sur la question des réfugiés et des migrants. Pour exprimer mon admiration envers ces Français de l’ombre qui ont pris le parti de la fraternité, quelque soit le prix à payer. Pour dire ma compréhension et mon soutien au pape François et à nos évêques, parmi lesquels Mgr Pontier président de la Cef, Mgr Aupetit nouvel archevêque de Paris et bien d’autres. Pour expliquer à mes compatriotes que l’accueil – fut-il provisoire – dans des conditions de dignité, de celles et ceux qui sont là, parmi nous, n’exclut pas de mettre en place une véritable politique migratoire qui, de fait, est du ressort des Etats, pas des responsables religieux.

Pour dire aussi qu’aucune politique en ce domaine n’a de chance de réussir durablement si elle ne s’accompagne d’une action internationale déterminée et concertée pour éliminer les sources mêmes de ces phénomènes migratoires : guerres alimentées par nos fournitures d’armes, déséquilibres économiques injustes, spéculation sur les matières premières, réchauffement climatique.  C’est le même Léviathan qui, pour s’enrichir sans limite, appauvrit le Sud, pousse sur les routes de l’exil des hordes de miséreux et joue de leur présence massive dans les pays du Nord pour contenir les revendications salariales. Faisant de Mamadou, Mohamed et Matthieu des rivaux potentiels, face au logement ou à l’emploi, alors qu’ils sont également victimes d’une même «culture du rebut».

Le pape et les évêques sont légitimes à nous rappeler les exigence de justice internationale et de développement portées par la doctrine sociale de l’Eglise. Elles constituent l’autre face, trop occultée, de leur appel à la fraternité, ici et maintenant, non seulement en faveur des migrants mais aussi de nos propres pauvres. Si nos pasteurs, redevables du message universel de l’Evangile, nous pressent si fort d’ouvrir notre porte, c’est bien parce que depuis toujours ils nous mettent en garde contre le risque de laisser les injustices désespérer nos frères du Sud, comme nos voisins de pallier. Et que nous ne les avons pas écoutés. Le défi reste entier : ici et là-bas.

Un propos de 1990 qui n’a pas pris une ride.

J’en étais là de ma réflexion lorsque, rassemblant quelques documents pour préparer ce billet, j’ai tiré de ma bibliothèque un ouvrage publié en 1990 chez DDB, signé du père Jacques Delaporte, archevêque de Cambrai, qui venait de terminer son mandat de président de la Commission des migrations au sein de la Conférence des évêques de France. Un livre que j’avais moi-même rédigé à partir de nos entretiens, comme le font nombre de journalistes. Un livre qui reste pour moi un mauvais souvenir. Sur un sujet aussi «sensible» nous attendions, pour le moins, le soutien de la presse catholique. Je me souviens d’une courte recension, involontairement assassine, qui mit un terme définitif à l’aventure. Quelques mois plus tard nous autorisions l’éditeur à pilonner les invendus.

Chacun, s’il a un jour le livre entre les mains, jugera de la pertinence du propos. Pour ma part j’ai eu la faiblesse, un peu narcissique, de relire l’avant propos que j’avais rédigé alors. Et l’évidence s’est imposée à moi que je n’avais rien à modifier, sans doute peu à rajouter et que je tenais là mon billet. Je propose donc à ceux de mes lecteurs qui accepteront de me lire, l’intégralité de ce texte écrit il y a 28 ans, qu’en hommage à Jacques Delaporte, j’ai choisi de titrer comme son livre. (1) Je me suis contenté de compléter quelques notes de bas de page, pour actualiser le propos.

AVANT PROPOS

Il y a un an paraissait sous le titre Oser l’espérance, une série d’entretiens avec le père Jacques Delaporte, sur son expérience pastorale, notamment à Cambrai dont il est l’archevêque depuis 1980. (2)

Le livre reçut un bon accueil. Mais les trois chapitres consacrés à l’immigration, malgré l’actualité et la force du propos, passèrent quasiment inaperçus. L’expérience de «l’évêque de terrain» avait occulté celle de président de la Commission épiscopale des migrations. Preuve, s’il en était besoin, de la pertinence du vieil adage, cher aux gens de communication : «Si tu veux faire passer deux idées, sois assuré qu’il y en a au moins une de trop.»

« Un jour, des millions d’hommes quitteront les parties méridionales du monde… »

Quelques mois plus tard, l’affaire des foulards islamiques faisait rebondir un débat à peine assoupi et qui n’est pas prêt de s’éteindre. Car, outre la question immédiate du devenir de plus de quatre millions d’étrangers résidant en France, les problèmes de l’immigration sont devant nous. Alfred Sauvy (3) aime à rappeler cette parole du président algérien Boumédienne, prononcée en 1976 à la tribune des Nations Unies : «Un jour, des millions d’hommes quitteront les parties méridionales du monde pour faire irruption dans les espaces relativement accessibles de l’hémisphère nord, à la recherche de leur propre survie.»

Immigration et développement sont indissolublement liés. Si l’opinion publique n’a pas encore pris la mesure des bouleversements qui nous attendent, la classe politique a longtemps tergiversé sur la question de l’immigration. Jacques Voisard et Christiane Ducastelle écrivent en ce sens : «Quand on s’intéresse aux politiques relatives à l’immigration, qui ont vu le jour depuis 1954, on est frappé par les difficultés rencontrées par les responsables pour maîtriser et quelquefois même appréhender la question. Quelle que soit la période choisie, le décalage entre les problèmes et la portée des décisions qui sont censées y répondre est constant et relativement troublant.» (4)

L’alternative est, hélas, tragiquement simple pour l’avenir : bétonner aux frontières de l’Europe pour nous protéger, le jour venu, de ces desperados de la faim ou faire tomber la pression, s’il en est encore temps, et s’attaquer aux sources mêmes de ces mouvements migratoires en prenant en compte les besoins de développement du Tiers-Monde. A terme, il ne s’agit, rien moins, que d’une alternative de guerre ou de paix.

C’est aujourd’hui que se posent, ou ne se posent pas, les actes qui, dans quelques décennies, décideront peut-être du sort de la planète, s’il est vrai que « tous les peuples ont péri, jusqu’ici, par manque de générosité (5)»

Justifier l’usage de la force contre de nouvelles vagues de migrants.

Il y a quinze ans, l’aide au développement du Tiers-Monde était encore considéré en France comme une «ardente obligation». Le débat idéologique qui s’est noué sur ces questions, sitôt pris acte du fait que la crise économique serait durable, n’est pas resté sans conséquence. Les campagnes de dénigrement lancées contre le CCFD, mais au-delà, contre une forme de partenariat et de dialogue avec les peuples du Sud, ont abouti à cet état de l’opinion que révélait un récent sondage de La Vie (6) : 82% des Français estiment que la priorité en matière de solidarité doit aller aux «pauvres de chez nous», 9% au Tiers-Monde et 2% aux pays de l’Est.

Les mêmes groupes de pression qui dénoncent la menace immigrée dans l’hexagone sont donc parvenus à jeter globalement la suspicion sur l’aide au développement qu’ils présentent pourtant comme l’alternative aux grands mouvements migratoires. La boucle est bouclée. La France des libertés et des Droits de l’homme se referme dans sa coquille et ses privilèges de nation riche. Forte de cette caution l’Europe, demain, suivra.

Le discrédit global jeté sur le Tiers-Monde, ses dirigeants, ses peuples et sur l’action en sa faveur des organisations non-gouvernementales (ONG), pourra toujours servir, le moment venu, à justifier l’usage de la force contre de nouvelles vagues de migrants.

Si des voix se sont tues… l’Eglise continue de parler

L’onde de choc n’a pas épargné le monde catholique. Il arrive que l’avenir incertain des petites églises rurales mobilise soudain des intelligences qui, il y a peu, faisaient de l’aide au Tiers-Monde et de l’accueil de l’immigré quelques-uns des plus sûrs témoignages de la fidélité à l’Evangile et du dynamisme de l’Eglise.

Oui, des voix se sont tues. D’autres se sont faites discrètes. Des militances se sont reconverties dans la gestion des communautés paroissiales. Le “retour de la prière“ est venu donner un coup de vieux au devoir d’engagement, comme si le chrétien était désormais dispensé de l’écartèlement entre action et contemplation. Ne pas diviser le peuple chrétien est devenu la justification, à peine embarrassée, de bien des mutismes. La prudence s’en est trouvée promue au rang de quatrième vertu théologale.

Ne soyons pas injuste. Le pape Jean-Paul II n’a de cesse, dans le prolongement de ses prédécesseurs et du Concile Vatican II, de rappeler aux catholiques du Nord développé leur devoir de solidarité vis-à-vis du Tiers-Monde et de ceux de leurs habitants, immigrés ou réfugiés, qui vivent parmi eux. Dans certains milieux on préfère ne retenir que ses exhortations pour une nouvelle évangélisation de l’Europe.

En de nombreuses circonstances depuis vingt ans, des évêques ont eu le courage de parler fort, prenant à chaque fois le risque d’affronter l’incompréhension sinon l’hostilité. Des chrétiens, hommes et femmes, tentent au quotidien de témoigner auprès des immigrés de la fraternité de l’Evangile. D’autres s’interrogent, cherchant à se faire une opinion.

Mais il est vrai que, massivement, les catholiques ont quelque mal à suivre leurs évêques ou leurs prêtres sur ce terrain de l’immigration. Sans doute l’explication a-t-elle été insuffisante ou mal perçue. Pourtant, leurs interventions sur cette question, se situent dans le droit fil du magistère; lui-même nourri de la grande tradition biblique et évangélique sur l’accueil de l’étranger. Il est urgent que l’Eglise continue, plus que jamais, à parler sans se lasser.

Pour l’honneur des chrétiens de ce pays. 

Au cours de l’hiver 1989-1990, nous avons repris avec le père Jacques Delaporte nos entretiens de 1988 pour actualiser et prolonger cette réflexion sur l’immigration. Ce livre, volontairement modeste, veut offrir tout à la fois des références et des arguments. Il entend nourrir le débat, non la polémique, inviter les chrétiens à mieux percevoir une réalité complexe dans laquelle ils sont impliqués, non les culpabiliser.

Les pages qui suivent sont donc paroles d’évêque. Paroles autorisées, certes, puisque le père Jacques Delaporte a été, six années durant, président de la Commission épiscopale des migrations. Paroles libres puisqu’il n’est plus en charge de ce dossier au sein de la Cef. Paroles fortes et mesurées à la fois, toutes tendues vers cette certitude qu’en matière d’immigration le cœur n’est pas forcément l’ennemi de la raison.

Il n’est pas certain qu’à l’heure où le discours raciste se banalise, où l’invective devient une argumentation, où la démagogie fait des ravages dans l’opinion, ce langage soit à même de l’emporter (7). C’est la limite du témoignage d’un évêque.

Il est urgent que dans ce débat dont l’enjeu n’est rien moins que la dignité de l’homme, d’autres voix puissent s’élever, prenant le risque de l’affrontement verbal et de la controverse, comme autrefois surent le faire Péguy, Bernanos ou Mauriac. Pour l’honneur des chrétiens de ce pays.

 

  1.       Jacques Delaporte, Immigration : le cœur et la raison, entretiens avec René Poujol. DDB, 1990, 192 p.
  2.       Jacques Delaporte est décédé en novembre 1999 au cours d’un voyage à Jérusalem.
  3.       Démographe de grand renom, Alfred Sauvy est mort en octobre 1990.
  4.       Jacques Voisard et Christiane Ducastelle : La Question immigrée dans la France d’aujourd’hui. Calmann Lévy, 1988, 154 p.
  5.       Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Ed. Gallimard, 1977 folio p.129.  La citation complète est celle ci :

«Tous les peuples ont péri jusqu’ici par manque de générosité. Sparte eût survécu plus longtemps si elle avait intéressé les Hilotes à sa survie (…) J’aurais voulu reculer le plus possible, éviter s’il se peut, le moment où les barbares au-dehors, les esclaves au-dedans se rueront sur un monde qu’on leur demande de respecter de loin ou de servir d’en bas, mais dont les bénéfices ne sont pas pour eux. Je tenais à ce que la plus déshéritée des créatures, l’esclave nettoyant les cloaques des villes, le barbare affamé rôdant aux frontières eût intérêt à voir durer Rome.»

  1.       Sondage Sofres réalisé du 10 au 14 février 1990 auprès d’un échantillon représentatif de 1000 Français âgés de 18 ans et plus. La Vie du 8 au 14 mars 1990.
  2.       Selon un sondage CSA effectué du 12 au 15 février 1990, 90% des personnes interrogées estiment que le racisme est aujourd’hui répandu en France ; 39% affirment que les Maghrébins leurs sont antipathiques.

© René Poujol et Ed. Desclée de Brouwer

René POUJOL Journaliste et Blogueur

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