Collectif Anastasis

Collectif Anastasis

Nous publions ici la lettre qu’une famille, proche du collectif, a adressée à son évêque ces jours-ci au sujet de la crise actuelle de l’Église.

Cher frère évêque,
Je comptais prendre le temps, dans les jours qui viennent, de vous écrire afin de vous exposer plus avant notre réflexion, nos attentes, nos inquiétudes, nos espoirs qui expliquent notre choix de ne plus contribuer au denier de l’Église et de réorienter notre don. Merci d’avoir pris les devants par votre mail.
Permettez-moi de commencer par nous présenter. A et moi avons 34 ans. Le Christ a pris de la place dans nos vies respectives vers la fin du lycée, notamment par l’intermédiaire de groupes de prière issus du renouveau et de communautés nouvelles. Nous nous sommes reçus l’un l’autre dans le sacrement du mariage en 2015 et avons accueilli 4 enfants, tous baptisés avec joie dans la mort et la résurrection du Christ. Pratiquants, nous avons été engagés dans notre paroisse précédente pour la préparation au mariage. Depuis 3 ans, nous habitons dans un petit village proche de G.. où nous nous rassemblons le dimanche avec les quelques autres chrétiens du secteur pour célébrer l’eucharistie avec H. notre curé. Notre aînée sert la messe depuis un an. A. participe à l’animation liturgique.
A. est médecin. Je suis agrégé de philosophie. J’ai, en plus de ma formation philosophique, étudié la théologie (bac canonique), en particulier la théologie patristique et médiévale. 
Il y a 3 ans nous avons quitté la banlieue parisienne, où nous avions grandi, pour la campagne, ce dans un désir d’une vie plus proche de la création. C’est dans une démarche d’écologie intégrale que nous essayons de vivre. L’Évangile est la source de la vie que nous essayons de mener. Nous tentons, tant bien que mal, de vivre à l’image du Christ, à l’exemple de François d’Assise qui nous est cher. Ici, nous avons la chance d’avoir rencontré d’autres chrétiens désireux d’une vie évangélique, simple et écologique. Nous nous sommes engagés dans la réflexion et l’action écologique : engagements associatifs et militants, contributions à une revue chrétienne d’écologie, travaux universitaires, participation au collectif Anastasis, etc.
Nous essayons chaque jour, de prier, de vivre l’Évangile et de transmettre cela à nos enfants. Tout ça pour vous dire que l’Église n’est pas une petite part de notre vie. Nous sommes chrétiens, nous voulons vivre les béatitudes, engager nos enfants sur la voie de l’Amour. Ainsi, il nous a toujours semblé évident de contribuer au denier de l’Église et nous le faisions depuis notre mariage. 
Il a un an, le rapport de la Ciase (mais aussi les révélations sur Jean Vanier, la Communauté Saint Jean, etc.) nous a remués. La mise en évidence du caractère systémique nous a particulièrement interpellés. Ce dont nous avons pris conscience, c’est en effet que ces affaires d’abus et d’emprises ne pouvaient pas s’expliquer uniquement du fait de la perversion de quelques uns, mais imposaient de penser tout ce qui, dans les pratiques, l’organisation, le discours, le fonctionnement, etc. de l’Église avait permis à des pervers de sévir de manière si massive, le plus souvent dans l’impunité.
Le cas récent de l’affaire Santier a été pour nous l’occasion d’une nouvelle étape de cette prise de conscience. Ce n’est pas seulement la gravité des faits commis par cet évêque qui nous a interpellé, c’est surtout la manière dont ils ont étés « gérés ». Nous restons abasourdis à la lecture du rappel des différentes étapes de la procédure canonique fait par E. de Moulin Beaufort dans son communiqué à Lourdes. Depuis 1 an, tous les évêques de France savaient que M. Santier était sous le coup d’une condamnation canonique, cela leur ayant été communiqué par oral l’an passé à Lourdes ! Quand bien même la plupart des évêques ne connaissaient pas le motif de la sanction, tous ont laissé dire qu’il était parti pour raison de santé. Ce fait nous est absolument incompréhensible1. Quelque fut le motif (détournement de fonds, hérésie, viol ou autre), laisser dire cela était un mensonge protégeant un coupable au détriment de victimes. Or, l’Évangile nous a appris la goût de la vérité. C’est vraiment pour nous une prise de conscience difficile, notamment car nous connaissons plusieurs évêques, certains nous sont chers, nous les apprécions, connaissons leur sincérité. Comment le comprendre ? Comment des hommes sincères – car nous osons encore espérer qu’une majorité le sont – ont pu laisser dire un mensonge aussi gros ? C’est là que le qualificatif de « systémique » posé par la Ciase a pris tout son sens pour nous. Il ne s’agit pas ici d’un problème individuel ou moral, nous ne pensons pas que les évêques, et avec eux le clergé, soient dans leur majorité mal intentionnés. Mais, il faut reconnaître qu’il y a des structures perverses qui font privilégier la concorde entre évêques sur la vérité. Ces structures doivent êtres renversées. Il nous semble maintenant assez manifeste que la forme institutionnelle qu’a aujourd’hui l’Église est problématique (c’est d’ailleurs probablement une difficulté inhérente à la forme « institutionnelle » elle-même, indépendamment même de son caractère religieux). Le pape François le dit d’une certaine manière en dénonçant le « cléricalisme ».
L’effondrement qui se produit actuellement, car c’est un effondrement, n’est cependant pas pas seulement celui de l’institution, c’est aussi notre effondrement intérieur à nous fidèles. L’affaire Santier a été pour nous, pour moi en particulier qui l’ait connu personnellement, un véritable effondrement. Notre foi était jusqu’ici vécu dans le cadre de cette forme institutionnelle et cléricale de l’Église. La révérence envers le clergé était dans nos habitus, comme dans celui de nombre de chrétiens. Cet effondrement, si douloureux et inquiétant soit-il, est cependant salutaire. Nous avons résisté longtemps à cet effondrement, notamment en considérant les abus comme des fautes seulement individuelles, maintenant nous y consentons. Les faits nous y ont contraint. Dans cet effondrement cependant nous tenons, avec les lambeaux de nous-mêmes qui s’écroulent et qu’il faudra reconstruire, dans la foi.
Ce jugement sur le caractère nécessaire et salvateur de l’effondrement de l’institution cléricale en cours ne remet pas en cause notre foi en l’Église, c’est-à-dire notre foi vécue dans la communion des chrétiens ; cela n’enlève rien à notre attachement à la vie ecclésiale, notamment paroissiale, entendue comme communion fraternelle autour du partage du pain et du vin et au service des plus pauvres2. Avoir étudié la théologie et l’histoire de l’Église et ainsi avoir conscience du caractère contingent de la forme institutionnelle actuelle de l’Église, me permet sûrement de garder espoir et de croire que se débarrasser de certaines structures n’implique pas la fin de l’Église. Dans votre mail vous rappelez l’importance du ministère ordonné, de la catéchèse et de la vie sacramentelle. Ces éléments sont pour nous essentiels (si du moins ils sont articulés avec de nombreux autres éléments, eux aussi constitutifs de l’Église), nous ne partageons cependant pas l’idée selon laquelle cela ne serait pas possible sans une forme institutionnelle. D’abord parce que ce que nous raconte les Actes des Apôtres, c’est bien l’aventure d’une communion de frères et de sœurs, non celle d’une institution ; ensuite parce qu’un peu de recul historique permet de prendre conscience que le processus d’institutionnalisation et de cléricalisation est somme toute assez récent dans l’histoire de l’Église et n’est en aucun cas consubstantiel à la vie de l’Église. Je ne suis pas historien de l’Église, mais il me semble que de ce point de vue la réforme grégorienne a joué un rôle important dans la confusion entre Église et forme institutionnelle, plus récemment encore on peut constater que l’Église s’est institutionnalisée ou cléricalisée selon un processus assez parallèle à celui de la constitution puis de la consolidation des États modernes. Que l’Église soit une institution cléricale est un fait historique, non une nécessité théologique. Le retour à la patristique qui a préparé le concile Vatican II – je pense en particulier aux travaux de Congar et de de Lubac – a déjà fait beaucoup pour corriger notre ecclésiologie théorique, mais il semble qu’il y ait encore beaucoup à faire dans la pratique. Pour le dire très rapidement, pour qu’il y ait un ministère ordonné, par exemple, il n’est aucunement nécessaire (ni théologiquement ni historiquement puisque ça n’a pas toujours été le cas) qu’existe un clergé rémunéré ; la succession apostolique peut prendre de toutes autres formes que le celle du statut clérical (le statut de clerc a une histoire bien plus récente que celle du ministère ordonné, ce qui montre bien que ce dernier peut exister sans la forme cléricale). Sur cet immense chantier ecclésiologique, je me permets de vous partager un texte d’Ivan Illich, datant des années 50 et qui nous a permis de garder la tête hors de l’eau (et les pieds dans l’Église) ses dernières semaines (téléchargement du texte d’Illich ici).
Au fond, notre choix ne relève donc pas d’une indignation morale envers la perversion de certains prêtres et de certains évêques – des pervers, hélas, il y en aura toujours –, notre choix est ecclésiologique. C’est parce que nous croyons que l’Église n’est pas liée à sa forme institutionnelle actuelle (la théologie et l’histoire nous semblent le montrer), et plus encore, que nous croyons qu’il est maintenant manifeste que cette forme-là fait obstacle à l’Évangile, que nous posons ce choix. C’est donc un choix pour l’Église et non contre elle.
Permettez-moi une analogie, nous avons depuis plusieurs années fait le choix de passer le moins possible par les circuits de l’agro-industrie pour nous nourrir, c’est-à-dire que très concrètement nous achetons notre nourriture directement à des paysans pratiquants une agriculture bio. On pourrait nous dire que de l’agro-industrie dépendent les salaires de beaucoup d’agriculteurs qui malgré leur pratiques écologiquement nocives sont souvent d’honnêtes gens, travaillant courageusement et vivant chichement. Certes ces agriculteurs n’y sont pour rien individuellement, ils sont mêmes le plus souvent prisonniers de la machine économique. Pourtant, il nous semble qu’on ne sortira pas de la catastrophe écologique et sociale qui mine le monde agricole sans en finir pour de bon avec l’agro-industrie. C’est pour cela que nous choisissons d’aider ceux qui ici et maintenant tentent autre chose. Vous voyez sûrement où nous voulons en venir, le clergé est, comme les agriculteurs conventionnels, pour une majorité sincère, désireux de faire le bien, etc. Reste qu’il est pris (et les fidèles avec eux) dans des logiques de pouvoirs mortifères dont il nous semble falloir sortir.
En faisant le choix d’arrêter notre participation au denier de l’Église nous pensons en premier lieu à notre curé, H., que nous estimons profondément et qui nous semble être un homme dévoué à l’Évangile. Oui, le denier sert à le faire vivre. Oui, il en a besoin. Et pourtant, veut-on vraiment maintenir la forme cléricale du ministère ordonné ? Nous en doutons maintenant. Veut-on vraiment faire comme si l’essentiel pour la vie de l’Église était qu’il y ait un prêtre rémunéré dans chaque paroisse ? Nous n’en sommes plus sûrs du tout. Ce n’est donc aucunement contre H., ou contre vous, que nous suspendons notre don ; c’est dans l’espoir de vivre avec H. et vous autrement. L’enjeu de la transmission de la foi et de la vie de l’Église ne nous semble pas dépendre aujourd’hui de la possibilité de rémunérer un clergé et d’entretenir des lieux de cultes. Il y a peu l’Évangile dominical rappelait que de tout cela il ne restera pas pierre sur pierre. Ce à quoi nous aspirons, c’est au partage du pain et du vin eucharistiés ainsi qu’à la mise en commun des biens, c’est à cela, nous semble-t-il, qu’est ordonné le ministère ordonné auquel, comme vous, nous tenons.
Comprenez donc que nous n’aspirons pas à une Église de purs – vous avez raison de rappeler que la foi ne s’est pas transmise que par des gens parfaits, la généalogie du Christ elle-même en atteste. Notre attente n’est pas l’attente d’une perfection morale de la part du clergé, mais celle de structures qui soient évangéliques, parce que seul l’Évangile peut faire de nous des chrétiens. Ces derniers temps je suis marqué par la vie du Christ, ami et frère de tous – « je vous appelle mes amis » dit-il en Jean 15, 15 –, marqué aussi par la communion fraternelle – qui n’exclue par les brouilles et les conflits, au contraire même3 – dans les Actes des Apôtres, marqué encore par l’espérance de Paul en des relations où il n’y ait plus ni homme ni femme, ni juif ni païen, etc. Comment penser une ecclésiologie à la hauteur de cela ? Une Église de frères et de sœurs, une Église d’amis. L’Évangile, comme l’avait perçu François d’Assise, est une forme de vie (cf. le début de sa règle). L’Église n’est pas l’Église en transmettant une doctrine ; elle ne peut être l’Église qu’en assumant une forme de vie évangélique. Nous appelant ses amis, Jésus nous parle d’égal à égal – c’est en ne rougissant pas de nous appeler frères, rappelle l’épître aux hébreux citant un psaume, que Jésus nous révèle Dieu. C’est ce regard de Jésus dans les Évangiles qui nous a bouleversé et fait chrétiens, ce regard qui depuis deux mille ans à le pouvoir de « renverser les puissants de leurs trônes ». Comment faisons-nous concrètement pour penser les ministères – y compris le ministère ordonné donc – à l’intérieur d’une telle forme de vie ? Il ne s’agit pas ici seulement d’un idéal moral devant guider intérieurement les ministres de l’Église, il s’agit aussi d’une forme de vie, d’un règle de vie ecclésiale. Je réalisais récemment que nous avons un certain nombre d’amis prêtres, mais que tous sont devenus nos amis avant leur ordination. Je crois que nous ne sommes pas un cas unique. Je crois qu’il est rare de devenir ami d’un prêtre, pas impossible, mais rare. Non parce qu’ils ne sont pas aimables, mais parce que la manière (cléricale) dont leur ministère s’exerce impose avec subtilité une hiérarchie, un rapport de verticalité, antinomique avec la réciprocité propre à l’amitié. J’y pense avec peine, que veut dire pour l’Église – pour celle qui est par vocation la communion des frères et des sœurs – d’avoir institué des formes de vie empêchant de devenir amis avec des non-clercs ? J’y pense avec d’autant plus de peine que j’ai des amis devenus prêtres, des amis qui vont devenir prêtres et que moi-même, j’ai un temps été séminariste, que je sais le désir authentique d’un grand nombre d’entre eux de vivre l’Évangile.
Nous vous remercions, cher frère évêque, d’avoir pris le temps de nous écrire puis de lire ce long courrier, nous vous remercions pour votre ministère et la succession apostolique qui par vous et vos frères évêques nous ramène jusqu’au Cénacle. Nous vous assurons de notre profond désir d’être chrétiens, de vivre en Église et nous vous demandons de prier pour nous, comme pour des frères et sœurs, comme pour des amis. Soyez, en retour, assurés de notre prière pour vous et votre ministère. Entendez dans ce courrier, outre notre colère et notre souffrance, non des certitudes sur ce que devrait être l’Église, mais une attente, que nous voudrions ardente et vive, du Royaume.
Q et D.

1 Pour rappel des faits, la « Chronologie du traitement relatif à la situation de Mgr Santier » établie par la CEF rappelle : 1. qu’ en juin 2020, Mgr Santier fait un « communiqué de Mgr Santier annonçant lui-même l’acceptation de sa démission par le pape François pour raisons de santé et “autres difficultés” » ; 2. qu’en Janvier 2021, sa démission est actée au bulletin officiel du Vatican ; 3. qu’en octobre 2021, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi transmet un « précepte pénal » avec mesures disciplinaires à Mgr Santier ; 4. qu’en novembre 2021, « l’Assemblée des évêques est informée de l’existence de mesures disciplinaires concernant Mgr Santier » ; 5. et que c’est seulement en octobre 2022 que le faits reprochés à Mgr Santier sont connus publiquement, par voie de presse. On peut donc dire que, factuellement, de de novembre 2021 à octobre 2022, tout en sachant que Mgr Santier était condamné canoniquement, aucun évêque n’a osé interroger le motif de démission annoncé par Mgr Santier en juin 2020. Cf. la chronologie complète : https://eglise.catholique.fr/wp-content/uploads/sites/2/2022/11/Chronologie-des-faits-concernant-Mgr-Santier.pdf
2 Sur ce point, je vous revois vers les pages écrites par trois amis philosophes/théologiens dans La communion qui vient (Seuil, 2021) au sujet de l’Église et de la paroisse comme communion.
3 Peut-être est-ce d’ailleurs ce qui a manqué aux évêques de France récemment : savoir se brouiller, savoir refuser le silence sur la condamnation de M. Santier.

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