Thérèse 

L’expérience du « doute » vécue par Thérèse

Voici l’expérience qu’a vécue Thérèse à Pâques 1896. Si l’on reprend sa relecture du 9 juin 1897 dans le Manuscrit C, on peut faire l’hypothèse suivante : par les hémorragies de la nuit du jeudi au vendredi saint 1896, Thérèse vient de ressentir dans son corps que la mort n’est plus une perspective envisagée mais une réalité proche; un peu comme un malade à qui le médecin révèle tout à coup qu’il est condamné et que c’est une question de jours. Après un moment de joie (la pensée du Ciel faisait tout mon bonheur), Thérèse est confrontée, comme tout un chacun un jour ou l’autre, à l’inéluctable. Elle est au pied du mur. Finalement, y a-t-il quelque chose après la mort ? La pensée du ciel, si douce pour moi, n’est plus qu’un sujet de combat et de tourment, écrit-elle.

Ce qu’on peut noter d’abord, c’est que Thérèse vit cette situation comme une épreuve, et une épreuve qui vient de Jésus : Il permit que mon âme fût envahie des plus épaisses ténèbres. Elle s’attendait à une épreuve, mais pas à celle là. Elle écrira un peu plus loin (C 31 r°) : Toujours (le Seigneur) m’a donné ce que j’ai désiré ou plutôt Il m’a fait désirer ce qu’il voulait me donner, ainsi peu de temps avant que mon épreuve contre la foi commence, je me disais : Vraiment je n’ai pas de grandes épreuves extérieures et pour en avoir d’intérieures il faudrait que le bon Dieu change ma voie, je ne crois pas qu’Il le fasse, pourtant je ne puis toujours vivre ainsi dans le repos... quel moyen donc Jésus trouvera-t-il pour m’éprouver ? La réponse ne se fit pas attendre et me montra que Celui que j’aime n’est pas à court de moyens; sans changer ma voie, Il m’envoya l’épreuve qui devait mêler une salutaire amertume à toutes mes joies. On retrouve bien là l’humour de Thérèse.

On peut remarquer qu’elle attribue clairement cette épreuve au bon Dieu, et non pas au démon. La preuve en est qu’elle parlera quelques pages plus loin du démon, mais pas pour parler de son épreuve contre la foi. C’est important à noter, si on se rappelle que, dans la mentalité religieuse de l’époque, le doute sur Dieu ou l’au delà ne pouvait être qu’une tentation démoniaque.

Elle vit donc sa nouvelle situation comme une épreuve. Mais ce qui est vraiment étonnant c’est la façon dont elle situe cette épreuve dans sa relecture de juin 1897. D’emblée, elle la relit comme une révélation : Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m’a fait sentir..., et cette révélation concerne les athées de son temps : ...qu’il y a véritablement des âmes qui n’ont pas la foi. Au lieu de se lamenter sur son sort, elle ouvre son expérience sur celle des « impies », qu’elle comprend de l’intérieur. Thérèse découvre ce que c’est que de ne plus avoir l’espérance du ciel après la mort, elle en « sent l’amertume ».

Cette expérience est d’autant plus forte que des hommes la vivent sciemment, volontairement. Et cela rend crédible pour elle la perspective d’un possible néant après la mort. C’est ce qu’elle exprime à travers cette voix intérieure qui est la sienne et qu’elle entend avec, comme en surimpression, celle des athées : Il me semble que les ténèbres empruntant la voix des pécheurs me disent en se moquant de moi : - Tu rêves la lumière, une patrie embaumée des plus suaves parfums, tu rêves la possession éternelle du Créateur de toutes ces merveilles, tu crois sortir un jour des brouillards qui t’environnent, avance, avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant.

Mais ce que Thérèse vit et exprime à travers cette épreuve, c’est une nouvelle fraternité. Ces athées, ces impies, ces hommes qui refusent Dieu, qui refusent la grâce, elle en fait des frères, ce qui est proprement scandaleux pour le milieu chrétien de son époque. Elle l’exprime dans un de ces glissements de style dont elle est coutumière, quand son récit se transforme en prière : Mais Seigneur, votre enfant l’a comprise votre divine lumière, elle vous demande pardon pour ses frères, elle accepte de manger aussi longtemps que vous le voudrez le pain de la douleur et ne veut point se lever de cette table remplie d’amertume où mangent les pauvres pécheurs avant le jour que vous avez marqué... Mais aussi ne peut-elle pas dire en son nom, au nom de ses frères : Ayez pitié de nous Seigneur, car nous sommes de pauvres pécheurs !... Oh ! Seigneur, renvoyez-nous justifiés... Que tous ceux qui ne sont point éclairés du lumineux flambeau de la Foi le voient luire enfin. Thérèse n’écrit pas : « en son nom et au nom de ses frères », dans une addition, elle écrit : En son nom, au nom de ses frères. Il y a ici une équivalence entre les deux. Un peu plus loin, elle dit : « Nous sommes de pauvres pécheurs. » Elle se compte dans le lot. Elle ressent pour eux plus qu’une solidarité : une réelle fraternité.

Le doute est une « grâce venant du Christ »

Nous sommes ici au cœur de l’expérience spirituelle qu’ont fait beaucoup de membres de la Communauté Mission de France. Thérèse a vécu la découverte « qu’il y a véritablement des âmes qui n’ont pas la foi » comme une grâce venant du Christ. A sa suite, beaucoup d’entre nous ont reçu cette même découverte comme une grâce. Nous avons constaté que, bien avant nous, Thérèse avait reçu la grâce d’entrer dans la compréhension profonde de l’incroyance, de ce monde des « impies », si étranger pour elle, ce monde de ceux qui refusent au plus profond d’eux mêmes qu’il y ait une autre réalité que la condition humaine dans sa finitude, de ceux qui disent de façon décidée : « Il n’y a rien après la mort », ce monde de ceux aussi qui, en toute droiture, s’interrogent sur Dieu mais ne peuvent pas le pressentir comme celui en qui ils pourraient vraiment mettre leur confiance.

Mais quand on prend ainsi au sérieux l’expérience spirituelle de ces hommes, on ne peut pas rester indifférent. Et notre foi est remise en question. Ceux qui, en toute conscience, écartent Dieu-Amour de leur vie entrent en quelque sorte dans notre propre vie et nous disent de l’intérieur de nous-mêmes : « Tu rêves la lumière... » Et c’est alors que nous vivons la foi sous le registre de l’obscurité, nous devenons vulnérables à ce refus d’une lumière qui jaillirait après la nuit de cette vie.

En acceptant de rester à la table des pécheurs, comme elle dit, Thérèse s’est rendue intérieure à leur expérience spirituelle. C’est à ce charisme que la Mission de France a puisé. Je voudrais vous citer un seul exemple récent : cet été, nous avions une session de retrouvailles à Pontigny; nous avons découvert que plusieurs d’entre nous, sans se concerter et par des biais divers, étaient interpellés par le monde des nomades, qui sont parmi les plus exclus dans notre société européenne. Dans la discussion, l’un de nous a dit : Ce qui me préoccupe, ma question, c’est : comment je vais dépendre d’eux ? Et c’est vrai que ce n’est pas évident. Avec les nomades, nous sommes quand même du bon côté des barrières sociales, nous nous méfions toujours un peu d’eux, nous nous disons spontanément : attention, il ne faut pas être naïfs... Et pourtant, si nous voulons être témoins de Jésus qui a mangé à la table des publicains et des pécheurs, il nous faut quelque part « dépendre d’eux », manger à leur table et y rester.

Thérèse ne veut pas se lever de cette table avant le jour que Dieu a marqué, dit-elle. Cette attitude a rejoint profondément les prêtres de la Mission de France dans leur engagement missionnaire : être avec ceux à qui nous sommes envoyés, nous laisser inviter par eux, leur être fidèles dans un long compagnonnage, pour devenir ensemble frères du chemin, dans nos obscurités respectives et à l’écoute de l’Esprit Saint qui nous parle aussi à travers eux, cet Esprit dont on ressent le souffle comme une brise légère dans le dialogue de vie et de foi avec ceux qui sont devenus nos frères

 Dominique Fontaine, Vicaire Général de la Communauté Mission de France

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