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D’abords je suis allée voir le dernier film d’Audiard, « De rouille et d’os ». Ensuite, j’ai rêvé que l’on décelait à un ami un cancer foudroyant qui, très vite, lui défigurait la face. En quelques heures, il ne pouvait déjà plus parler. Il convoquait ses amis et sa famille pour « faire ses comptes ». Voilà qui pose le décor…

 

Moi qui, en ces jours, suis perchée sous les toits du charmant Paris-VIe arrondissement pour me concentrer sur un devoir de bible (Sh’ma Israël Adonaï Eloeïhnou, Adonaï Ehad… Dt 6, 4+), j’ai l’air de prendre la vie de haut, comme allant de soi. Mais je dois me rendre à l’évidence : souvent j’ai le sentiment que la vie m’échappe, malgré ma liberté de mouvement. Bien sûr, je peux descendre et monter les escaliers, traverser très vite la rue sans attendre que le « petit bonhomme » passe au vert. Je peux aussi parler et, par les mots, envisager le futur proche et moins proche, faire des plans sur la comète et imaginer que les années passeront à leur rythme, comme s’égrainent entre nos doigts les perles de bois d’un chapelet infini.

 

Seulement voilà, aucun moment de la vie n’est anodin, surtout pas ceux où on a l’impression « qu’il ne se passe rien ».  C’est justement dans ces instants-là que la vie travaille à recycler nos idées – souvent confuses, non abouties -, avec nos rêves les plus fous et nos fantasmes les moins avouables… Tout cela est en nous : le conscient et l’inconscient se côtoient, le possible et l’impossible sont côte à côte comme l’étaient Adam et Ève en leur Éden. Il faut simplement leur laisser le temps et l’espace pour qu’ils adviennent au jour, qu’ils s’unissent pour qu’en naisse un projet réalisable.

 

Je fais le lien avec ce tweet Facebook qui arrive de Malte : "Le langage doit moins servir à dire Dieu qu'à ouvrir un espace pour que Dieu se dise" (S Curro). Ce thème du langage qui ouvre un espace de liberté m’est cher : Dieu est libre et il se dit bien souvent en dehors de nos frontières, de nos œillères. C’est dans notre langage que Dieu est. C’est là qu’il habite ! Pas dans le ciel, pas dans un au-delà irréel, mais dans nos mots qui sont de chair et de sang. Dieu crée par sa parole. Dieu s’incarne dans une Parole. Il habite nos paroles d’hommes et de femmes : c’est par là que nous le rendons présent à nos vies et qu’il se manifeste. Pour que Dieu puisse pleinement habiter nos mots, il faut que les mots de tous soient entendus. Et ceux qui n’ont pas les mots doivent être aidés à accoucher d’un langage où ils se retrouvent (Platon n’est jamais très loin...). Se dire, c’est vivre ! Le pauvre en mots est dans la misère morale.

 

Je reviens à Audiard. La rouille (pour les jambes ?) et l’os (pour les mains ?) ou bien la rouille des sentiments si mal exprimés et l’os du langage avorté ? Ali ne sait plus où il habite. Il n’est pas chez lui, il vit chez sa sœur. Plusieurs filles, plusieurs boulots, peu de mots. Une vie « mécanique ». Il doit aussi élever son enfant. Stéphanie la flambeuse perd ses jambes en quelques secondes dans un grave accident. Finis les boîtes de nuit et le boulot, finie la drague. La vie bascule. Drame. Ils se rencontrent, forcément. Ils ne savent pas se raconter. Elle : plusieurs plans nous la montrent tournant le dos aux visites à l’hôpital. Les visiteurs parlent, elle n’écoute pas, elle est muette. Lui : un boxeur, il veut se battre, ses poings c’est son langage. La rencontre se déroule tout au long du film en soubresauts, en actes rudes. Peu de mots qui construisent. Mais quand même, la parole doit surgir car elle bouillonne en eux. Stéphanie demande un jour plus de délicatesse : il ne peut pas partir sous ses yeux avec une autre fille. Ali, à la fin, rend les armes : au téléphone « ne raccroche pas ! ne raccroche pas ! Il était mort pendant trois heures dans ce couloir... » Stéphanie écoute, le rassure et on apprend que le gamin est vivant. Ce couloir ne l’a pas conduit à la mort mais à une sorte de résurrection qui entraine celle du couple improbable de ces mutilés des jambes et des mains. Deux prises de parole ont suffit pour débloquer la situation. Des appels d’air pour que l’amour (il s’agit toujours d’amour, n’est-ce pas ?) se dise sans les poings, sans les jambes. Il la porte sur la plage, il la porte du lit aux toilettes. Elle le supporte lors des combats et il gagne. Il la sort de son isolement, elle le sort de son égo. La délicatesse exigée devient espace de liberté. La parole a ouvert cet espace-là où l’on peut enfin exprimer ce qui est plus profond et qui nous est souvent caché : notre besoin d’aimer et d’être aimé.

 

Et nous ? Et moi ? Quelle place dans mon langage pour cette ouverture sur moi, sur les autres, sur Dieu ? Par les mots que j’utilise - ou non - je me laisse une chance de liberté ou au contraire je m’enferme. Par ce que je choisis d’exprimer – ou non – je stagne ou bien j’avance, j’invite l’inconnu (d’Emmaüs ?) à me rejoindre ou je choisis de cheminer seule dans mes pensées, je me laisse dérouter par une question ou j’ignore la nouveauté.

 

Je fais si maladroitement cette expérience de parler à quelqu’un qui ne peut pas me répondre (victime d’un AVC) : ma tante alitée et muette depuis un an, elle qui parlait tant, me ramène à l’essentiel. Elle existe sans mots, mais elle a cependant un langage : ses yeux, ses quelques gestes lourds et ces sons inarticulés qui sortent de sa bouche immobile. Là où sont les mots sont la vie. Mais la vie couve sous les mots et le langage dépasse les mots, il est expression corporelle. Les mots peuvent rester vides comme des coquilles, le langage prend le relais. Dieu est.

 

Plus pragmatique, pour les curieux qui veulent absolument savoir, comme moi, comment on « coupé » les jambes de Marion Cotillard, voilà la réponse !

Xénia

 

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