« A mes amis chrétiens » de Anne-Marie Pelletier, exégète et Prix Ratzinger 2014

On peut regretter que ce soit l’émotion qui mette nos sociétés en mouvement… Depuis quatre ans les enfants de Syrie meurent quotidiennement dans le chaos de terreur instauré par Bachar el Assad et, désormais, la barbarie de Daech...

Mais on ne se plaindra pas de voir se lever ces jours-ci tant de bénévoles, sans autre qualification que l’humanité partagée avec les réfugiés. En quelques coins d’Europe, du moins. Car la France affiche une réticence inquiétante. Celle-ci s’affiche publiquement chez nombre de politiques, qui ne font que répercuter une opinion qu’ils veulent s’affilier. Dans cette conjoncture, ma question concerne les chrétiens. Ceux d’ici, nous. Je m’explique. Au rassemblement en soutien de l’accueil des réfugiés, place de la République, samedi soir à Paris, je n’ai pas pu m’empêcher de songer aux foules mobilisées naguère par la Manif pour tous. Pour constater que le profil des manifestants d’alors était bien peu représenté ce soir-là. Et que la grande force de protestation, qui avait alors surgi, brillait par son absence.

On dira qu’il s’agissait d’autre chose…

Mais précisément l’accueil de réfugiés poussés à l’exil par la guerre et le malheur ne fait pas nombre – ne devrait pas faire nombre - avec la contestation des évolutions sociétales inquiétantes que nous savons. Chrétiens, nous recevons, en premier, l’appel de l’Évangile à être en souci de la « chair » de l’autre, singulièrement quand celle-ci est en détresse. Nous savons même que c’est sur ce souci que le monde sera jugé, et nous avec (Mt 25, 31-46 !).

Nous savons, ou devrions savoir, que l’avenir de « l’Europe chrétienne », chère à beaucoup, se joue là. Ceci nous presse, évidemment, de venir en aide aux chrétiens d’Orient, nos frères immédiats. Mais ce qui devrait nous presser, non moins, d’exercer une charité aux dimensions de l’Évangile, qui inclut en l’occurrence dans ce même souci tous les Syriens, musulmans, yézidis, ou autres, qui fuient un pays devenu inhabitable. Sans exclusive et, j’ose dire, sans hiérarchie... Car il s’agit bien de reconnaître que le Christ, qui veut s’identifier à tout homme en détresse, se présente à nous aujourd’hui dans la personne de ces hommes, femmes et enfants musulmans, qui implorent l’asile. J’y vois la vérité qui soutient la parole du pape François, depuis le discours de Lampedusa jusqu’aux mots prononcés ce week-end pour appeler chaque paroisse à accueillir une famille de réfugiés.

Chrétiens, allons-nous suivre ? Allons-nous nous engager dans cette radicalité de la charité selon l’Évangile ? Ou bien, obnubilés par la présence croissante de l’islam dans nos sociétés européennes d’autant plus vulnérables qu’elles sont déchristianisées, allons-nous nous renier nous-mêmes ? C’est vers ce reniement que tente insidieusement de nous attirer le discours de l’extrême droite, qui se fait si volontiers le chantre et le défenseur de « l’Europe chrétienne ». Orban, en Hongrie, est d’une éloquence redoutable sur le sujet en mixant antisémitisme, xénophobie et nationalisme depuis pas mal de mois. Quant à Poutine, ami cher de Marine Le Pen, il est maître en imposture, depuis des années.

Ces faits ne doivent être ni ignorés, ni banalisés dans l’Eglise de France, aujourd’hui. Il me semble qu’il y a au contraire urgence à les envisager. Ce qui se joue ici mêle incontestablement le spirituel et le politique. Comme l’un et l’autre étaient intriqués quand un Jacques Maritain et sa femme Raïssa, dans les années 30, dénonçaient de façon prémonitoire les prodromes de la barbarie montante. Les temps sont autres, la conjoncture aussi. Mais la tentation est la même. Il serait bon que sur ce front aussi lèvent des « veilleurs ».

Anne-Marie PELLETIER, 7 septembre 2015

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