Journée mondiale de prière pour la paix à Assise, le 27 octobre 2011, By Stephan Kölliker (Wikipédia)

Journée mondiale de prière pour la paix à Assise, le 27 octobre 2011, By Stephan Kölliker (Wikipédia)

Regard sur l’Europe et la Méditerranée – 6 – Jean-Dominique Durand revient sur la complexité du monde méditerranéen et nous propose une clé inspirée pour le déchiffrer : « Penser la Méditerranée, c’est penser la différence, la pluralité ».

À la croisée de trois continents, la Méditerranée est le lieu par excellence de rencontres, pacifiques ou conflictuelles, entre différentes cultures, religions, identités. Pendant des millénaires, elle s’est trouvée au centre du monde. Les Romains parlaient de Mare nostrum, Notre Mer, la plaçant au cœur même de l’Empire. Avant que les centres de décisions ne se déplacent, d’abord en Europe du Nord puis aux États-Unis et aujourd’hui en Asie orientale. C’est au Moyen-Age que l’on a commencé à l’appeler « méditerranée », littéralement, la mer entre les terres.

Mer de jonction, entre Europe, Afrique et Asie, elle est bordée par plus de vingt nations, ce qui explique sa diversité. Il s’agit bien d’un ensemble géographique, sans cohérence politique. Elle n’est pas reconnue comme un ensemble régional par les organisations internationales ; il faut attendre 1995 et le lancement du processus de Barcelone pour que la Méditerranée devienne juridiquement un concept politique. Le spécialiste de la Méditerranée, l’historien Fernand Braudel parle d’elle non comme d’un ensemble homogène, mais comme « un système où tout se mélange et se recompose en une unité originale », un lieu d’échanges et multiculturel.

Alors peut-on penser la Méditerranée comme un lieu où les différences se côtoient pacifiquement, où elles peuvent être une source de richesse pour les peuples méditerranéens, et au-delà pour le monde entier ? Doit-on sinon se résigner à l’idée d’un lieu conflictuel, où cette diversité est impossible à gérer ? À l’heure où il semble impossible d’apaiser les relations israélo-palestiniennes, où tant de pays sont déchirés, de la Syrie à la Libye, où l’avenir paraît mal assuré, où les menaces terroristes sont permanentes, où les tensions balkaniques restent vivaces, il paraît difficile d’imaginer un avenir pacifique pour la région. L’Union Européenne pourrait-elle jouer un rôle en faveur d’une meilleure entente entre tous autour de cette mer ?

Car la problématique majeure que pose cette région est la question du vivre ensemble : elle illustre la complexité d’une zone multiculturelle, et les enjeux que de telles caractéristiques représentent.

Cette complexité historique est accentuée aujourd’hui par la question migratoire qui vient buter sur la Mer dernier obstacle avant d’atteindre ce que tant de migrants considèrent comme un eldorado, l’Europe. C’est le défi de Lampedusa.

Lampedusa est une petite île italienne, de 20 km², peuplée de 6.000 habitants qui vivent pour l’essentiel de la pèche, la plus au sud de l’Italie, et la plus proche de l’Afrique, à 167 km des côtes de Tunisie, et 355 km de celles de Libye. « Porte de l’Europe », elle représente l’espoir d’une vie meilleure pour des Africains du Nord comme de l’Afrique subsaharienne. Ceux-ci s’embarquent par milliers sur des embarcations minables, victimes de trafiquants qui exploitent la pauvreté. Beaucoup n’arrivent pas, chavirent en cours de route, sans que nul ne soit capable d’évaluer le nombre de victimes. C’est à la suite d’un nouveau drame de la mer survenu en juin 2013, que le pape François décide de se rendre sur place dès le 8 juillet : « J’ai senti que je devais venir ici aujourd’hui pour prier, pour poser un geste de proximité, mais aussi pour réveiller nos consciences ». L’homélie qu’il prononce est d’une force exceptionnelle, sur le plan politique comme sur le plan spirituel. C’est un défi posé aux gouvernements tentés de durcir leurs législations, comme aux chrétiens, tout en dénonçant les trafiquants d’êtres humains et en rendant hommage aux petites communautés catholiques de l’île et des îles voisines (Linosa) confrontées aux flux incessants depuis la fin des années 1990. Il dénonce « la culture du bien-être » qui « nous rend insensibles aux cris des autres », « la mondialisation de l’indifférence », car « nous sommes habitués à la souffrance de l’autre, cela ne nous regarde pas, ne nous intéresse pas, ce n’est pas notre affaire ! ». Cette intervention sonne comme un défi pour les chrétiens à travers une interrogation, « Où est ton frère ? », et une injonction, « N’oubliez pas la chair du Christ qui est la chair des réfugiés : leur chair est la chair du Christ ».

C’est un défi aussi pour les États, avec l’arrivée au pouvoir des partis populistes ou extrémistes comme en Italie, des tensions internes mais entre les États comme en témoigne la dégradation des rapports entre la France et l’Italie.

La Méditerranée, lieu de la diversité

La Méditerranée est considérée comme le berceau des civilisations, parmi elles, les civilisations grecque, romaine, égyptienne, hébraïque, crétoise…C’est aussi le lieu de naissance des trois religions monothéistes, répandues aujourd’hui dans le monde entier, le christianisme, le judaïsme et l’islam. La Méditerranée est connue et reconnue dans le monde entier pour son art de vivre, sa gastronomie, elle est la première destination touristique mondiale.

Mère et Terres en même temps, elle frappe par sa beauté naturelle. Elle présente le paradoxe de porter l’arbre symbole de la paix : l’olivier, dont le tronc souvent tortueux semble résumer les souffrances d’un passé difficile, mais dont le fruit, petit et puissant pour l’huile qui en est extrait, est nourrissant, et nourrit l’unité intrinsèque de la civilisation méditerranéenne.

On peut parler d’un héritage méditerranéen, au regard de ce que ces civilisations ont apporté et ont laissé au monde, entre autres la philosophie grecque et le droit romain, des principes désormais universels comme la démocratie ou les droits de l’homme. Culturellement, cet héritage est très important au sens où cette civilisation méditerranéenne nous a laissé des repères historiques majeurs. Il a notamment tracé des trajectoires pour le développement de notre culture, il a façonné les représentations qui nous permettent d’appréhender le monde, et il offre de nombreuses idées pour guider l’Europe. C’est l’influence réciproque et les liens entre ces différentes cultures qui au cours des siècles ont contribué entre autres à façonner l’Europe. La diversité qui caractérise aujourd’hui l’identité européenne se nourrit des ces divers apports.

Un élément caractéristique de la Méditerranée est la présence de très fortes disparités entre le Nord et le Sud : disparités économiques, lorsque l’on sait que les pays de l’Arc latin, l’Espagne, la France et l’Italie comptent pour environ 15% dans le commerce mondial, alors que tous les autres réunis ne dépassent pas les 4%, mais aussi disparités politiques (des républiques et régimes parlementaires aux monarchies arabes), culturelles, démographiques, sociales.

Si émerge sur la rive européenne, un nouveau type de cohabitation avec l’arrivée massive de populations venues du Sud et du Moyen-Orient, en revanche sur les rives africaines et orientales de la Méditerranée, le modèle séculaire de cohabitation appartient désormais au passé, sous l’effet des passions politiques nationalistes : génocide des Arméniens et d’autres minorités chrétiennes dans l’Empire ottoman, expulsion systématique des juifs de la plupart des États musulmans à partir de 1948 (fondation de l’État d’Israël), construction d’un nouveau mur en Palestine, crise du modèle libanais, menaces sur la présence des chrétiens au Moyen-Orient. Chypre résume cette situation dès lors que la grande île de Méditerranée orientale est partagée par un mur religioso-national qui sépare un monde grec chrétien d’un monde turc musulman.

La réalité de la Méditerranée est toujours complexe. Opposer la rive Nord à la rive Sud ne suffit pas. On pourrait distinguer en fait cinq rives : une rive Nord Est, correspondant à la zone des Balkans, une rive Nord Ouest, (Espagne, France, Italie), une rive Est-euro asiatique, avec la Turquie, une rive Est, à dominante arabe et musulmane, et une rive Sud. La Méditerranée est aussi composée de plus de trois mille îles. Il s’agit donc plutôt d’une mosaïque de peuples, de cultures, d’institutions, qui doivent cohabiter ensemble.

Une diversité difficilement gérable pacifiquement

Peut être, cette diversité en est-elle la cause, mais en tous cas, la Méditerranée a rarement connu de longues périodes de paix. La religion est un pilier fondateur des civilisations méditerranéennes. Berceau des religions monothéistes, la Méditerranée est aussi le foyer des grandes guerres de religion. Alors que les pays de l’Arc latin se sont sécularisés, les pays arabes ont encore des Constitutions stipulant que l’islam est la religion d’État. La religion est le plus souvent l’arrière-plan des conflits dans la région. Dans l’antiquité, la présence des dieux était omniprésente, aujourd’hui les trois religions du Livre sont dominantes sur tout le pourtour de la Méditerranée. Mais leur coexistence est loin d’être simple depuis des siècles, et encore aujourd’hui. Jouant un rôle majeur dans la région, la religion est souvent instrumentalisée, au service d’ambitions politiques impérialistes.

Pour cette raison, très importantes sur le plan historique, sont les recherches de contacts pour construire un modèle de société humaine qui dépasse l’esprit du conflit. De grandes figures ont illustré un tel engagement. Saint François d’Assise en est la figure tutélaire : au temps des croisades, il se rendit auprès de l’ennemi, le sultan Melk el Kamel : une folie, expression de sa fidélité absolue à l’Évangile. Cet esprit anima aussi le Catalan Ramon Lull qui, au XV° siècle rechercha une voie de rencontre entre christianisme, judaïsme et islam. Ce même esprit a soutenu de nombreuses personnalités méditerranéennes : le roi du Maroc Mohamed V, Giorgio La Pira, « le saint maire de Florence », et le philosophe agnostique Albert Camus, ont de la Méditerranée comme espace de dialogue. Au XIX° siècle, un modèle est offert par Abd el Kader refusait la logique de la haine pour tirer de sa foi islamique, malgré la conquête française de sa terre et son exil, l’énergie nécessaire pour tenir un discours de paix et de compréhension. Plus tard, Charles de Foucauld, pratiqua l’apostolat de la fraternité. À Florence, au temps de la Guerre froide, La Pira a développé le dialogue dans toutes les directions pour, comme il le disait, abattre les murs, ouvrir les fenêtres, et lancer des ponts. Fameux sont ses « Dialogues méditerranéens » avec des personnalités aussi diverses que Louis Massignon, Jules Isaac, Mulay Hassan, Martin Buber, représentatifs de la diversité méditerranéenne, sur laquelle le patriarche de Constantinople Athénagoras Ier insistait lui aussi, pour souligner la nécessaire coexistence multiculturelle et multiethnique. Jean-Paul II a fait d’Assise, le 27 octobre 1986, l’axe de cette Méditerranée porteuse de paix et de respect des altérités, en invitant les religions du monde, en particulier les religions filles d’Abraham, à prier pour la paix dans le lieu marqué par saint François. La colline d’Assise une référence pour la paix. Désormais, « l’Esprit d’Assise » nourrit une vision nouvelle de la responsabilité des religions, en particulier pour la Méditerranée.

Le poids de la colonisation

Une autre dimension est à prendre en compte quand on veut réfléchir à la Méditerranée. C’est le poids que la colonisation a eu sur les pays de la rive Sud. La colonisation par la France, l’Italie et la Grande-Bretagne avait avant tout des objectifs économiques, bien que l’aspect religieux ne soit pas complètement absent. Les colonisations de l’Algérie et de la Libye ont été particulièrement violentes, tout comme leur accession à l’indépendance. Mais l’héritage colonial, et notamment le legs des frontières est peut-être un motif de conflit encore plus fort aujourd’hui. On pense ainsi au conflit au Sahara occidental, qui oppose le Maroc et l’Algérie, qui n’est pas encore résolu aujourd’hui. Mais ces pays cherchent à retrouver leurs racines, et sont partagés entre tradition et modernité.

Alors que la rive Nord de la Méditerranée est parvenue à s’unir et à créer une espace de paix inédit dans l’histoire de l’Europe, les conflits du côté Sud, d’ordres divers, ne sont toujours pas éteints. Les plus nombreux sont ceux à base ethnique ou culturelle, et portent souvent sur des enjeux territoriaux et économiques, bien que l’aspect religieux soit souvent en toile de fond. Les guerres israélo-arabes sont celles qui viennent le premier à l’esprit. Depuis 1948 et la proclamation de l’État d’Israël, cinq guerres ont éclaté : 1948, 1956, 1967, 1973, 1982, sans compter les intifada ou autres attaques, comme à Gaza. Les processus de paix ne sont pas parvenus jusqu’à maintenant à établir une paix stable et durable. En revanche, la région des Balkans, et de l’ex-Yougoslavie semble s’être stabilisée, d’autant que la plupart des pays sont dans une phase de négociations d’adhésion à l’Union européenne.

La Méditerranée est également un lieu stratégique. On a pu le remarquer au cours des deux guerres mondiales du XXe siècle, de la décolonisation, pendant la Guerre froide, et depuis 1948 avec le conflit israélo-arabe. Région riche en hydrocarbures, elle engendre régulièrement de ce point de vue là des regains de tensions. Si le pétrole a été au centre des préoccupations dans la seconde moitié du XXe siècle, ce sera sans doute l’eau qui deviendra au XXIe siècle un des enjeux primordiaux. Des estimations prévoient une augmentation de la consommation d’eau de 400% sur les rives Sud et Est, qui sont déjà déficitaires. L’eau est un objet de contestation entre plusieurs pays : tensions entre Israël et ses voisins, entre la Syrie et la Turquie, l’Égypte et le Soudan…

On observe plusieurs fractures. L’une est majeure entre le Nord et le Sud, liée à la vision que l’on a de l’Europe au Sud, comme puissances impérialistes, liées aux États-Unis et à Israël, et les interventions américaines en Irak ont été catastrophiques. Inversement, le terrorisme islamique et la question migratoire entretiennent peur et méfiance au Nord. A cette fracture s’ajoutent plusieurs fractures entre les pays musulmans et même entre les États arabes, liées à des questions de puissance, de sécurité intérieure, voire à des interprétations théologiques au sein de l’islam. L’idée de « nation arabe » dominante dans les années 1950 a été pulvérisée par les nationalismes.

À la recherche d’une unité

Il est impossible de penser la Méditerranée si l’on n’en a qu’une vision partielle. Penser la Méditerranée, c’est penser la différence, la pluralité. La dimension interculturelle est une composante structurelle de la région. Or, si la configuration géographique de la région devrait pousser les hommes à la paix, la Méditerranée a rarement connu de longues périodes pacifiques.

C’est pourquoi il est nécessaire d’engager un réel dialogue interculturel, et interreligieux. Ils ne seront possibles, et surtout efficaces pour parvenir à une paix durable, que si l’on est capable de s’éloigner de ses propres croyances et certitudes, et de prendre en compte les caractéristiques du Sud méditerranéen. Alors que les pays d’Europe ont réussi à s’unir et vivre en paix depuis plus de soixante-dix ans, on peut espérer qu’à terme la Méditerranée devienne une zone de paix. Depuis 1995, l’Union Européenne tente de se rapprocher de ses voisins du bassin méditerranéen, d’abord avec le processus de Barcelone, première tentative pour rapprocher les deux rives de la Méditerranée. Ce partenariat euro-méditerranéen avait pour but de faire du bassin méditerranéen « une zone de dialogue, d’échanges et de coopération qui garantisse la paix, la stabilité et la prospérité ». Les résultats ont été décevants. L’Union pour la Méditerranée a été lancée en juillet 2008, lors d’un sommet tenu à Paris, incluant quarante-trois États. L’ambition est grande : unifier politique l’espace méditerranéen. Si on en est loin, elle reste un lieu de dialogue, où par delà les haines accumulées, cuites et recuites, tous peuvent se rencontrer, et où un partenariat, économique surtout, s’organise entre les deux rives Sud et Nord.

Conclusion

Le général de Gaulle parle dans ses Mémoires de guerre de « l’Orient compliqué » qu’il convient d’aborder, disait-il, avec un sens aigu du paradoxe, « avec des idées simples ». Cette expression pourrait s’appliquer à l’ensemble du monde méditerranéen. Complexe en raison de sa nature, de son histoire tumultueuse, du rapport conflictuel entre terre et mer, parce qu’elle est le berceau et en même temps, une zone privilégiée d’expansion des trois religions monothéistes. Simple en même temps avec ses paysages et ses couleurs, ses lignes historiques entrecroisées entre Athènes, Rome et Jérusalem, avec ses vocations à l’universel. La humanitas méditerranéenne, avec sa culture et son sens de l’humain, a été et reste, malgré les vicissitudes de l’histoire, un modèle pour le monde global.

Jean-Dominique Durand

 

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