Lors de la manifestation contre la loi « sécurité globale », à Paris, le 12 décembre. CHARLES PLATIAU/REUTERS

Lors de la manifestation contre la loi « sécurité globale », à Paris, le 12 décembre. CHARLES PLATIAU/REUTERS

« On n’est jamais préparé à la réalité du métier » Alors que la loi « sécurité globale » et la révélation d’images de violences policières provoquent la polémique, « Le Monde » a recueilli des témoignages de policiers
TÉMOIGNAGES 
Quand il est entré dans la police, en 1981, Eric Verzele avait encore « cet idéal de gosse à la Zorro » : celui de faire un métier où il serait au service des autres. « Je voulais défendre les plus faibles », confie ce fils d’un père mineur et d’une mère femme de ménage, qui a commencé comme « commis de police » avant de finir commandant au sein d’une unité de CRS. Pendant les trente-six années de sa carrière, ce « flic dans l’âme » a « essayé de défendre ces valeurs ». 
En 2017, il a craqué. « Culture du chiffre », corporatisme « malsain », syndicats « déconnectés », formation au rabais, manque de moyens ont fini par avoir raison de sa vocation. Eric a renoncé au « métier de sa vie ». « Nous, les CRS, on n’était bons qu’à casser des tentes de migrants. Quand je le dénonçais, on se moquait de moi. Je suis parti », lance l’homme de 57 ans, aujourd’hui délégué du procureur à Bobigny, où il essaie, de l’extérieur cette fois, d’« apaiser des tensions très vives avec la police ». Sa liberté de parole est rare. Les policiers sont soumis au devoir de réserve, qui leur impose d’observer de la retenue dans leurs propos qu’ils soient ou non en service, par loyauté à l’égard des institutions de la République. Après la crise politique provoquée par la concomitance de la controverse sur la loi « sécurité globale » et de la diffusion des images de policiers tabassant Michel Zecler, un producteur de musique noir, le 21 novembre, ainsi que celles de l’évacuation violente d’un camp de migrants à Paris, le 23 novembre, Le Monde a lancé un appel à témoignages, qui a recueilli des dizaines de réponses. 
« ON N’EST PAS AU FAR WEST » 
A l’instar de nombreux collègues, Sylvie (les prénoms ont été modifiés) revient d’abord sur les images du passage à tabac de Michel Zecler. « Ce n’est pas possible, ils sont cons », s’est dit cette fille de policier, qui exerce depuis trente ans. « On sait qu’on est tout le temps filmés », précise la chargée de formation, qui assure n’avoir « jamais vu ça » durant sa carrière – elle a travaillé dix ans sur la voie publique. « En formation, je dis souvent à mes policiers : “On n’est pas au Far West, on n’est pas des shérifs, on n’a pas à rendre la justice, ce n’est pas votre boulot.” » Selon Arthur, motard d’une trentaine d’années, « des interventions violentes, il y en a tous les jours ». Tous condamnent cette violence, évoquant l’affaire Zecler, mais aussi l’évacuation brutale du camp de migrants à Paris. « Certaines images ne méritent aucune justification », tranche Thomas, qui n’ose plus dire sa profession aux personnes qu’il rencontre. « Je me désolidarise de ce qui a été commis. Toutefois, plusieurs facteurs l’expliquent, sans le justifier », juge Lamine, âgé d’une vingtaine d’années, qui appelle à « affronter de face ces affaires. » « Je suis profondément écœuré et attristé par cette série quasi ininterrompue de scandales qui salissent notre métier », commente Julien, jeune policier, qui aimerait voir émerger « un vaste mouvement pour réaffirmer nos valeurs. » Ceux qui s’expriment tiennent à une mise au point. « Les violences policières et les propos racistes sont minoritaires », affirme Arthur, qui a intégré la police au milieu des années 2000. A cette époque, lui -même « craignait de tomber sur des nazillons ». Ce fils de soixante-­huitards, biberonné à Led Zeppelin et aux Monty Python, a bien entendu « des remarques tendancieuses » durant sa carrière, « mais pas davantage que dans mes emplois précédents ». « Le racisme est un problème global qui n’est pas propre à la police », commente Arthur, affirmant que l’institution policière regroupe des profils bien plus variés que d’autres professions. « Quand je patrouillais en Ile ­de France, j’étais souvent le seul Blanc de l’équipe », insiste le policier, qui a travaillé dix ans à Paris avant de quitter la capitale. Fort d’un bagage universitaire acquis lors de congés formation, Eric tente d’analyser la question du racisme au sein de la profession. « Les personnes qui entrent dans la police ne sont pas racistes, mais certaines le deviennent à l’épreuve des missions qu’on leur donne, et du manque de moyens pour les réaliser », considère l’ancien commandant, appelant à une formation en sciences sociales « pour que [les élèves gardiens de la paix] comprennent la réalité des gens qu’ils contrôlent.» 


« ON SE RETROUVE AVEC  DES GAMINS QUI SONT  CHEFS À BORD D’UNE  VOITURE, APRÈS UN  AN D’EXPÉRIENCE » SYLVIE chargée de formation au sein de la police
En interne, beaucoup de policiers critiquent une formation initiale jugée trop courte, désormais huit mois au lieu de douze auparavant. « On se retrouve avec des gamins qui sont chefs à bord d’une voiture, après un an d’expérience », constate Sylvie, selon qui « les profils ne sont plus adaptés, faute de candidatures. » Bastien, lui, pense que « l’on n’est jamais préparé à la réalité du métier » : « Quand on intervient sur notre premier pendu, quand on voit un collègue se prendre un cocktail Molotov en manifestation, quand on traite une affaire de violence sur enfants… Il n’y a pas de formation pour ça. » Tous racontent les côtés rudes de leur métier, comme autant d’explications aux dysfonctionnements qu’ils dénoncent. « C’est le propre de notre travail, on n’intervient jamais quand tout va bien, remarque Sylvie. On arrive en voulant se rendre utile, mais parfois, on a juste l’impression que l’on ramasse la merde à la petite cuillère », confie la mère de famille de 50 ans. D’autant que cette profession s’exerce souvent dans une forme de huis clos, en horaires décalés et à rallonge. « J’ai fait quatre ans de nuit, on vit presque en autarcie avec les collègues, c’est difficile de prendre du recul », confirme Sylvie, dont « la fierté de porter l’uniforme » supplante les contraintes du métier. Arthur a, quant à lui, cumulé cent trente­ cinq heures supplémentaires cette année. Autant de temps en moins pour la vie de famille. Et, au quotidien, les policiers sont souvent confrontés à une méfiance grandissante de la part des citoyens avec lesquels ils sont en contact. « On s’en prend plein la tronche toute la journée, on reste des êtres humains, on ne peut pas toujours mettre l’affect de côté », témoigne Bastien, CRS d’une trentaine d’années, qui a constaté « une montée de la violence en manifestation, des deux côtés ». « Les gens ne savent pas ce que c’est de se faire cracher dessus, caillasser, insulter toute la journée », abonde Sylvie, qui rappelle au passage que la menace terroriste a particulièrement touché sa profession. Celle qui reste « convaincue du bien­fondé de ses missions », évoque « une cassure » avec le public : « J’ai l’impression que la population et nous, on est sur deux routes qui s’éloignent de plus en plus. » Face à ce climat délétère, beaucoup voient la loi « sécurité globale » comme un « cadeau » fait aux syndicats. « Cette loi ne va rien changer, en manifestation tout va trop vite », estime Bastien. Arthur aussi « [s]’en fou[t] un peu de cette loi », même s’il confie être « lassé de voir sur les réseaux sociaux qu’on est des merdes, des fachos et des alcooliques ». Beaucoup d’entre eux réclament plutôt des moyens humains et matériels. « On réquisitionne de plus en plus d’équipes qui ne sont pas habituées au maintien de l’ordre », constate Bastien, évoquant notamment « les tirs de LBD [lanceurs de balles de défense] inappropriés ». 


SENTIMENT DE DÉRÉLICTION 
Au-­delà du manque d’effectifs, tous dénoncent des conditions de travail indigentes. Dans le commissariat de région où travaille Arthur, le bâtiment qui date des années 1960 n’a jamais été rénové. Les ordinateurs fonctionnent sous Windows Vista (un système d’exploitation de 2007), une cagnotte a dû être lancée pour changer les néons, et les policiers font eux-mêmes le ménage. « Les gens qui arrivent au commissariat ne nous prennent pas au sérieux », souligne celui qui dénonce « des conséquences désastreuses sur notre image ». Ce manque de moyens retentit sur les interventions et peut mener à des dérapages. En raison de la fermeture de son centre de tir pour des questions de non­ respect des normes, Arthur s’est retrouvé à « tirer dans les champs » pour s’exercer. « Si une interpellation dégénère, on n’est pas suffisamment entraînés. » Le sentiment de déréliction est fort face à ces situations. Il est accentué par une hiérarchie peu encline au dialogue et un musellement de la parole par les syndicats. « Le système est très pyramidal, si on dénonce, on est grillé », déplore Eric, selon qui les policiers se sentent sans cesse contrôlés, « par les citoyens et par leur hiérarchie ». Un fonctionnement face auquel beaucoup se sentent impuissants. Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui refusent de parler, de peur d’être virés : « On a tous un crédit, une maison, des enfants. » Pour retrouver sa liberté de parole, Julien, lui, a pris la décision de reprendre ses études prochainement. Pour d’autres, la fin est plus tragique. Cette année, Arthur confie avoir assisté à plus d’enterrements de collègues que de pots de départ. On estime que le taux de suicide dans la police est supérieur de 36 % à celui de la population générale. 
Cécile Bouanchaud

Le Monde 
Jeudi 17 décembre 2020

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