Né le 17 août 1932 à Pessac (Gironde), comme Jean Eustache (1938-1981), Jean-Jacques Sempé, l’air délicat d’une rosière, le plus connu des dessinateurs discrets, est mort le 11 août à l’âge de 89 ans, a annoncé son épouse, Martine Gossieaux Sempé, à l’Agence France-Presse. Il aimait Paris de tout son cœur. Lorsque l’Hôtel de ville lui consacre une rétrospective, du 21 octobre 2011 au 31 mars 2012, le sérieux ennui de santé qu’il vient de subir n’atteint en rien son élégance de play-boy, sa classe, sa séduisante courtoisie, ni son talent. Œil couleur ciel d’Acapulco, toujours assorti à la chemise, une élocution discrètement ralentie, c’est tout.
Très vite, il se remet au travail. En juin 2014, il réalise une série de pièces en or et argent pour la Monnaie de Paris sur le thème des « valeurs de la République ». En 2015, il publie son dernier album, Sincères amitiés (coédition Denoël-Martine Gossieaux), d’une fraîcheur égale à la gravité qui le porte. Sempé y fait, en compagnie de Marc Lecarpentier (préface et entretien), l’histoire et l’analyse d’amitiés dignes d’Epicure, de Montaigne et de Nietzsche : « Rien n’est facile en amitié. Il faut de la discrétion, de la pudeur, de la fidélité. » Avis aux traîtres de cabaret. Pascal à l’adresse des imposteurs du zen : « Si les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y aurait pas quatre amis dans le monde. »
Le philosophe des petits Mickey
Jean-Jacques Sempé était un dessinateur. Rien qu’un dessinateur ? Il aura pu analyser, faire rire, exciter, donner à voir ce qu’on n’avait jamais vu, changer le regard, graver le langage du siècle, en enregistrer les images, offrir à penser autant qu’un Perec (Les Choses), un Bourdieu (La Distinction) ou un Barthes (Mythologies). L’éclat de rire pour bonus. Un trait, un sens de la « conversation rapportée », au-delà des meilleures satires. Le philosophe des petits Mickey.
Ses débuts d’« enfant très naturel » entre père biologique et père adoptif – bizarre ! même destin pour Siné (1928-2016), l’autre prince du trait aux XXe et XXIe siècles – ne lui inspirent pas une folle gaieté : « Elle était même lugubre et un peu tragique. » Il faut dire que monsieur Sempé père (adoptif), quand il a vendu, à bicyclette, ses anchois ou bocaux de cornichons, célèbre son génie du marketing dans tous les bistros du coin. Et au retour, ambiance, grabuge, crise de nerfs des demi-frères et sœurs, soucoupes de voler…
La certitude d’avoir vécu chez des fous
Tandis que le père va reprendre un petit blanc, Jean-Jacques s’enfonce dans la solitude, le chahut à l’école et la radio – sa survie. Où il découvre Ray Ventura en lisant Maurice Leblanc et les revues irremplaçables de sa mère, Confidences, Nous Deux. Aucun ressentiment contre ses parents. Très simplement, comme chez les plus lucides, la certitude d’avoir vécu chez des fous. A 12 ans, il dessine des petits Mickey.
En 1950, il place quelques dessins dans Sud-Ouest Dimanche dont la réputation des directeurs artistiques n’est plus à faire. Chance sans nom pour moi, dans l’enfance à Bayonne, d’y découvrir Bosc, Chaval, Sempé, et de lire « en temps réel », à partir de 1959, le feuilleton du Petit Nicolas scénarisé par René Goscinny. La même année, poursuit Sempé, « je me suis engagé dans l’armée [ça alors !]. C’était le seul moyen de choisir son lieu d’affectation. J’ai tout tenté pour rester à Paris. J’étais prêt à faire n’importe quoi : c’est d’ailleurs ce que j’ai fait. Je me suis retrouvé souvent en prison, plus par étourderie qu’autre chose. » Vincennes, Versailles, la garnison, c’était bien ? « Pas du tout. »
Le sport, le dessin et le jazz
N’étant pas logé à la caserne, « le soir, je faisais le mur de l’hôpital voisin pour entrer. Je trouvais toujours un lit pour passer la nuit. C’est un truc de fou, mais je n’avais pas le choix. » Il danse bien et aime danser. On n’en saura pas plus. Le sport, le dessin et surtout le jazz lui permettent de tenir le coup : « Duke Ellington, d’abord. Comme pour beaucoup, le jazz m’a fait aimer tout le reste. Ceux que j’ai aimés spontanément, ce sont les modernes, Charlie Parker, le be-bop… »
En juillet 1951, il poursuit ses investigations autour de Paris, s’enchante de tout, du métro, des Parisiennes (très gaies, déjà), est repris en couvertures du journal de programmes de radio bruxellois Le Moustique. Y rencontre Goscinny après avoir fréquenté Chaval et Savignac. Impressionné par les publicités d’une enseigne de vins, il trouve le nom de son personnage – qui est aussi le prénom de son fils –, le Petit Nicolas.
On l’invite à publier partout, de France Dimanche à Paris Match (encore un grand directeur artistique, Roger Thérond ; plus tard, ce sera Michel Archimbaud), en passant par Punch, Esquire et Pilote. Françoise Giroud l’accueille à L’Express (1965-1975). Il couvre la presse française du Figaro à Télérama en passant par Le Nouvel Observateur, et devient, son charme aidant, une des personnalités de la nuit ; fréquente Françoise Sagan, Brigitte Bardot, Anémone, Simone Signoret… en habitué des petits bouis-bouis qui ne payent pas de mine (Le Flore, Lipp, La Closerie, Castel).
Ce qui n’est pas damnable en soi, bien au contraire. Le hic est de rester un bon dessinateur, le dessinateur qu’on a toujours été. En 1978, il réalise sa première couverture du magazine américain New Yorker ; dont il va devenir une star. Fidèle aux éditions Denoël, il publie depuis 1962 un album par an, aux titres toujours marrants (Rien n’est simple, Tout se complique, Sauve-qui-peut, Bonjour bonsoir, Simple question d’équilibre, Raoul Taburin) : près de cinquante ans, jusqu’en 2015. Le Petit Nicolas s’invite dans quarante pays.
L’entre-deux qui fait rire
Sempé dessine grand, sur une immense table : feuilles d’arbre, brins d’herbe un par un, perles de lustres, lambris et moulures, au luxe obsessionnel charmeur. Toute réduction de format flatte le détail, le dessin : « C’est une activité qui relève du métier, du labeur. » Le dessin se voit en un clin d’œil, le rire jaillit, et après, on s’y perd des heures, des nuits entières. Il excelle dans le décalage – entre texte et image, personnage et nature, individu et ville, bêtise et ambition, humilité et grandiose –, ce sentiment de l’entre-deux qui fait rire, ce cadrage-débordement du comique de situation, sur fond de satire.
Il est génial dans la satire, le saisi, le geste, l’attitude, l’instant, les vélos, le sourire, le chat et les musiciens. Amoureux de jazz, il sait dessiner les musiciens – talent très rare. C’est un savoir spécial : les classiques aux airs de pharmaciens qui nouent leur papillon à côté de leur contrebasse ; les joueurs de maracas un peu fatigués de tout ça ; les dadames et leur violon sur le balcon… Se souvient-il de ce temps où les journaux se croyaient obligés de préciser sous les dessins : « Sans légende » ? « Ne m’en parlez pas. Pour nous, c’était un martyre. Je ne sais plus bien quand cette pratique est tombée en désuétude. En 1968, il me semble. » Indication de première bourre.
Lors d’un simulacre de colloque (pléonasme), des chercheurs poussifs, galériens de la citation et de la narratique, se relayaient pieusement pour rappeler – mais où vont-ils chercher tout ça ? – que « la » littérature s’était détournée du réel, du social, de l’humain, au cours des années 1970. Eh bien ! Qu’à quelque chose, la mort de Sempé soit bonne ! Qu’ils découvrent ce soir les petits Mickey de L’Ascension sociale de Monsieur Lambert (Denoël, 1975) ! Ils seront bien obligés de rajouter la 1003e note de bas de page à leur pensum d’offensés. Jacques Réda, écrivain, poète, n’avait pas attendu l’université, à la fin des années 1980, quand il dirigeait la Nouvelle Revue française, pour consacrer un article à Sempé.