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Accusés de s'apprêter à enseigner ce que le mouvement Journée de retrait de l'école appelle "la théorie du genre", les enseignants doivent aujourd'hui faire face aux questions de parents inquiets. Témoignages.

Le projet "ABCD de l'égalité" est accusé à tort de vouloir enseigner "la théorie du genre" à l'école par le collectif Journée de retrait de l'école, qui appelle au boycott des cours.

Lundi matin, dans son établissement de Seine-et-Marne, Nathalie a compté une quinzaine d'élèves absents sur 420. "Une maman est venue me voir pour m'annoncer qu'elle ne mettrait pas ses enfants à l'école. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m'a répondu : 'parce que vous allez changer les programmes'". Avant cet échange, cette directrice d'école primaire n'avait jamais entendu parler de "théorie du genre" à l'école. Obliger les garçons à porter des robes, organiser des cours de masturbation à la maternelle ou inciter les enfants à l'homosexualité, etc. : "Je lui ai assuré que tout ça n'était pas vrai", raconte l'enseignante, interrogée jeudi 30 janvier par francetv info.

Pour mettre un terme à ces rumeurs, propagées par le collectif Journée de retrait de l'école (JRE) et maintes fois démenties, le ministre de l'Education, Vincent Peillon, a demandé aux directeurs d'établissement de rencontrer ces parents inquiets. A l'heure où les enseignants doivent désamorcer cette bombe médiatique, francetv info les a interrogés.

"Les enseignants ont été pris de court"

"Je n'avais jamais entendu parler de cela", explique Nathalie. Au téléphone, elle rappelle : "Mon établissement n'est pas du tout concerné par le projet 'ABCD de l'égalité'." Cette initiative est désignée comme étant à l'origine de ces curieuses accusations. Lancée à la rentrée par le ministère dans dix académies, elle vise à lutter contre les stéréotypes filles-garçons à l'école pour corriger les inégalités entre les sexes. Un "test" mené dans 600 établissements avec des professeurs volontaires. Pour tous les autres, ceux qui observent de loin ces expérimentations, la polémique tombe du ciel, confirme Nathalie.

Prise au dépourvu, elle s'est renseignée et a découvert ces militants qui "menacent des parents d'élèves", "propagent des rumeurs". A l'origine de messages, "un mélange de gens qui se revendiquent d'extrême droite et d'intégristes musulmans". "Déjà ça, c'est un peu étonnant, non ?", lance-t-elle, dubitative.

"Les enseignants ont été pris de court", poursuit Lucien Marbœuf, instituteur à Paris et auteur du blog l'Instit'humeurs. Les sextoys en peluche et les cours sur l'homosexualité en moyenne section, "qui aurait pu imaginer une rumeur aussi énorme ?", s'interroge-t-il.

"Il faut expliquer aux parents ce qu'il en est vraiment"

Enseignant à Paris, il n'avait pas d'absent dans sa classe lundi matin. Mais la veille au soir, il a reçu un message via son blog : "Une mère inquiète qui disait avoir reçu ces fameux textos m'a demandé ce qu'il se passait." Il a d'abord démenti tout changement de programme, avant de transmettre des liens et des éclairages. "Cette maman avait besoin d'être rassurée. Une fois informée, elle a trouvé hallucinant qu'on puisse tenter de manipuler ainsi les gens."

Lui déplore le procédé : la façon de soulever des ambigüités, de créer la confusion entre la lutte contre les stéréotypes de genre ("comme le fait de dire à une fille qu'elle peut devenir pompier ou jouer au foot") et la négation des sexes. Bref, de surfer sur le manque d'informations pour semer le doute. "Avec cette opération de désinformation, les parents sont inquiets. Il faut leur expliquer ce qu'il en est vraiment", poursuit-il, déplorant un "manque de communication entre les équipes enseignantes et les parents dans certains établissements" qui les rendraient plus vulnérables face à la rumeur. Aussi, il salue l'intervention de Vincent Peillon et son invitation au dialogue.

Nathalie, elle, estime avoir déjà rempli cette mission. Auprès des mères qui venaient la voir pour lui annoncer l'absence de leur progéniture, elle a démenti les accusations. Les a-t-elle convaincues ? "Ce n'est pas une question de me croire ou pas. Une maman est venue me voir en pleurs, pour me dire qu'elle avait été menacée, que le prophète la regardait et ne voulait pas qu'elle mette ses enfants à l'école ce jour-là. Ces parents sont effrayés et influencés par des personnes mal intentionnées", s'inquiète-t-elle. Elle n'envisage donc pas de convoquer tout le monde, mais assure "être à la disposition de toutes les familles qui auraient des questions".

"Nous savons que tout peut être mal interprété"

Les professeurs des écoles interrogés s'accordent à dire que la polémique, si inattendue soit-elle, mijotait chez certains parents. "Il y a eu des signes précurseurs," se souvient Lucien Marbœuf, "comme la polémique autour de la diffusion dans les classes du film 'Tomboy' [dans le cadre du programme Ecole et Cinéma] au début de l'année scolaire." Plus de 30 000 personnes avaient signé une pétition pour interdire la projection aux élèves de ce film sur une fillette qui se fait passer pour un petit garçon.

Claudine confirme. Sa classe de CP n'a pas été désertée lundi. Pourtant, cette institutrice à Versailles a déjà été confrontée à ce débat dans son établissement, l'année dernière."Des parents sont montés au créneau parce que le spectacle prévu pour la classe de CM2 d'une collègue racontait l'histoire d'une jeune fille qui, pour trouver un travail, se déguisait en garçon", se souvient Claudine. Elle se rappelle d'une "effervescence disproportionnée" et de parents parfois "révoltés", quittant "les médiations avec le directeur en jurant de rester vigilants". La pièce, répétée par les élèves, n'a finalement pas été jouée devant leurs camarades. 

"Les enseignants marchent sur des œufs", insiste l'enseignante. Si elle concède que la réflexion sur l'égalité doit être menée, à condition de l'être bien, elle assure : "Ce n'est pas simple. Maintenant, nous savons que tout peut être mal interprété. Si on dit qu'une fille est l'égale d'un garçon, il y aura sans doute des parents pour croire que nous racontons aux enfants des absurdités, que nous nions les sexes, etc." 

"La discussion sur l'égalité revient naturellement avec les élèves"

"Comment peut-on croire que nous allons enseigner comment prendre du plaisir ? Entre collègues, on se pose la question !", poursuit Claudine. Avec humour, elle ajoute :"Nous avons déjà à peine le temps de faire l'ensemble du programme ! Alors des cours de masturbation ?" Et de citer une collègue : "Ce n'est même pas quelque chose que nous osons aborder avec nos propres enfants." Elle note plus sérieusement que cette polémique révèle, si ce n'est la méconnaissance du travail des enseignants, le peu de confiance que leur accordent certains parents. 

L'éducation sexuelle est abordée en CM2, "d'un point de vue strictement scientifique", insiste-t-elle. L'instituteur explique simplement "comment fonctionnent les organes génitaux, la reproduction". Quant à l'enseignement de l'égalité, "c'est d'abord du vivre ensemble, dit-elle. Parfois, on évoque l'égalité entre les sexes quand quelqu'un dit de quelque chose : 'c'est un truc de fille'. En sport, les équipes de foot sont mixtes et les garçons peuvent faire de la corde à sauter. C'est une discussion qui revient naturellement avec les élèves." Et Claudine de se remettre en question : "En revanche, nous, les enseignants, pouvons nous interroger : il semblerait que nous ayons tendance à interroger plutôt des garçons sur certains sujets, plutôt des filles sur d'autres. Etre vigilant par rapport à cela, c'est aussi intéressant." Elle plaide pour une réflexion de fond, donc. Sans annonce spectaculaire. Ni scandale.

Marie-Adélaïde Scigacz

 

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