Homélie du dimanche 24 septembre 2023
17 sept. 2023Evangile selon saint Matthieu 20, 1-16a
A mesure que nous approchons de la fin de l’évangile de Matthieu, un thème revient souvent, celui du jugement de Dieu. Sur quels critères nous juge-t-il et nous jugera-t-il ? Fait-il usage des mêmes balances ou règles de calcul que les hommes ? Sa conception de la justice est-elle la même que celle des lois civiles et religieuses ? Ce que le prophète Isaïe proclame de la part de Dieu apporte une réponse importante à ces questions.
« Mes pensées ne sont pas vos pensées,
et mes chemins ne sont pas vos chemins, déclare le Seigneur.
Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes chemins sont élevés au-dessus des vôtres,
et mes pensées, au-dessus de vos pensées. »
Jésus a souvent tenu les mêmes propos que ceux rapportés par Isaïe. Il a reproché à beaucoup de responsables religieux de son temps et aussi à ses disciples – rappelons-nous ce qu’il disait à Pierre – non seulement de prétendre connaître les pensées de Dieu mais de plus, de s’imaginer un Dieu qui pense comme eux, ce qui est une forme perverse d’idolâtrie. En saint Matthieu au chapitre 20, Jésus prend encore le détour d’une longue parabole pour comparer les pensées de Dieu aux nôtres en ce qui concerne sa manière d’agir avec justice.
« Le Royaume des cieux, disait-il, est comparable au maître d’un domaine
qui sortit au petit jour afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne.
Il se mit d’accord avec eux sur un salaire d’une pièce d’argent pour la journée,
et il les envoya à sa vigne.
Sorti vers neuf heures, il en vit d’autres qui étaient là, sur la place, sans travail.
Il leur dit : 'Allez, vous aussi, à ma vigne,
et je vous donnerai ce qui est juste.' Ils y allèrent.
Il sortit de nouveau vers midi, puis vers trois heures, et fit de même.
Vers cinq heures, il sortit encore, en trouva d’autres qui étaient là et leur dit :
'Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ?'
Ils lui répondirent : 'Parce que personne ne nous a embauchés.'
Il leur dit : 'Allez, vous aussi, à ma vigne.'
Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : 'Appelle les ouvriers et distribue le salaire,
en commençant par les derniers pour finir par les premiers.'
Ceux qui n’avaient commencé qu’à cinq heures s’avancèrent et reçurent chacun une pièce d’argent.
Quand vint le tour des premiers, ils pensaient recevoir davantage,
mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’argent.
En la recevant, ils récriminaient contre le maître du domaine :
'Ces derniers venus n’ont fait qu’une heure, et tu les traites comme nous,
qui avons enduré le poids du jour et de la chaleur !'
Mais le maître répondit à l’un d’entre eux : 'Mon ami,
je ne te fais aucun tort. N’as-tu pas été d’accord avec moi pour une pièce d’argent ?
Prends ce qui te revient, et va-t'en.
Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi : n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mon bien ?
Vas-tu regarder avec un œil mauvais parce que moi, je suis bon ?'
Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »
Voilà une parabole choquante de prime abord. Essayons de saisir l’essentiel de son message concernant la justice de Dieu, et auparavant d’évoquer des manières humaines courantes d’agir avec justice.
Celle-ci peut s’exercer de manière contractuelle et objective fondée pour tous et pour toutes les situations sur les mêmes critères, avec les mêmes règles de calcul, les mêmes poids et mesures. Il y a des prix ou tarifs fixés d’avance. Une manière non-arbitraire qui repose sur un droit, une égalité de traitement, de décision pour tous. Cette conception de la justice rétributive, on la trouve dans l’embauche des ouvriers de la première heure. « Le maître se mit d’accord avec eux sur un salaire d’une pièce d’argent pour la journée, et il les envoya à sa vigne. » Ces ouvriers n’ont donc rien à reprocher au maître du domaine, quand il les rémunère comme prévu, en fin de journée.
Une autre manière de considérer ce qui est juste peut reposer sur des critères de compétition, de concurrence, de rivalité. Les meilleurs, les gagnants, les doués méritent les meilleurs traitements. Les premiers sont mieux payés que les derniers. C’est la logique des concours, des conquêtes du pouvoir, des star-systèmes dans les domaines sportifs ou médiatiques, dans les placements en bourse, dans le monde des affaires. La liste est longue aujourd’hui en ce qui concerne cette manière d’agir.
Mais le maître de la vigne se comporte autrement avec les ouvriers embauchés en cours de journée. Avec eux pas de contrat de salaire précis : « Je vous donnerai ce qui est juste », leur dit-il. Une attitude qui laisse une place à l’imprévu. Elle n’est pas exempte d’un risque de jugement arbitraire. Surprise quand le maître commence à rémunérer les derniers et leur donne le même salaire que celui promis aux premiers. Que s’est-il passé pour qu’il adopte cette attitude et change de logique pour les rétribuer ?
Peut-être laisse-t-il parler son cœur, sa bonté vis-à-vis de ces personnes, faisant appel à un principe d’équité plus que d’égalité juridique. Il a constaté que personne ne les a embauchés. La parabole ne dit pas pourquoi. Nous pourrions imaginer sans difficulté de nombreuses réponses à cette question en puisant dans notre actualité. Cette parabole tout à coup nous paraît bien actuelle. Dans notre société prévaut tellement la logique de l’efficacité, des calculs prévisionnels, du rendement en ce qui concerne la gestion du travail, et la logique de l’équité se trouve souvent discréditée. Tant et tant de gens attendent au long des heures, des jours, des années que quelqu’un les embauche. Ils sont peut-être arrivés en retard. On a peut-être embauché d’abord les meilleurs et laissé de côté les moins efficaces, ceux dont le rendement est moins bon. La réaction des ouvriers de la première heure, on l’entend aussi bien souvent aujourd’hui, par rapport à la manière de rémunérer ceux qui sont chômeurs ou ceux qui travaillent. Traiter de la même manière ceux qui travaillent beaucoup et ceux qui travaillent peu, ceux qui sont doués et ceux qui sont handicapés, peut leur paraître scandaleux, injuste.
Le maître de la vigne écoute la voix de la bonté. Ce qu’il dit peut aider à comprendre sa conduite : « Vas-tu regarder avec un œil mauvais parce que moi, je suis bon ? » La parabole laisse entendre que les derniers, les plus petits, les plus démunis sont premiers dans le cœur de Dieu. Sa justice est celle de la miséricorde et non des règlements financiers ou pénitentiaires.
On est très sensible aujourd’hui aux droits de l’homme, mais peut-être pas assez à leur fondement évangélique. Jésus invite à ajuster la dimension du contrat à celle de la bonté, et ne se soumet pas aux logiques de compétition, de concurrence, de rivalité si ce n’est pour la recherche de la bonté. Il invite à ajuster les droits de l’homme à ceux de Dieu. Les droits de Dieu, le Père de tous, fondent la manière dont Jésus conçoit et vit concrètement la liberté, l’égalité, la fraternité au milieu de ses frères humains. S’il revient au droit humain de fixer des limites aux rapports sociaux, ce droit peut se pervertir dès lors qu’il prétend fixer des limites à l’amour qui fonde la justice de Dieu. En lui pas de justice sans bonté, sans miséricorde. Le droit de Dieu est essentiellement un droit de grâce. Il respecte les règles des contrats humains mais revendique le droit de les transgresser, qu’ils soient religieux ou non, au nom de son amour. En parcourant les récits évangéliques, on pourrait formuler ainsi en dix phrases courtes un décalogue non pas des commandements de Dieu mais de ses droits :
*Le droit de rester bon quand l’œil de l’homme se fait mauvais.
*Le droit de verser même salaire à l’ouvrier de la onzième heure qu’à celui de la première.
*Le droit de faire briller son soleil sur les méchants comme sur les bons.
*Le droit de soutenir le pauvre sans défense devant le riche sans pitié.
*Le droit de perdre son temps à écouter l’enfant autant que le sage et le savant.
*Le droit d’attendre la moisson pour séparer l’ivraie du bon grain.
*Le droit d’ouvrir sa table à tous ses fils prodigues.
*Le droit de laisser dans le bercail 99 brebis pour partir à la recherche de l’égarée.
*Le droit de pardonner sans limite ni relâche à quiconque demande pardon.
*Le droit de mourir en croix plutôt que de cautionner les intérêts de ceux qui se disent ses amis.
Quand il s’agira de recevoir la récompense, nous serons tous à égalité, les premiers comme s’ils étaient les derniers, et les derniers comme s’ils étaient les premiers. Parce que la pièce d’argent, c’est la vie éternelle, tous jouiront d’une même vie éternelle. (Saint Augustin)
Michel SCOUARNEC,
Prêtre du Diocèse de Quimper et Léon