Xavier DEBILLY, supérieur du séminaire de la Mission de France

Xavier DEBILLY, supérieur du séminaire de la Mission de France

Compte-rendu de lecture de la thèse de Xavier Debilly : « La théologie au creuset de l’histoire – Marie-Dominique Chenu et son travail avec la Mission de France » parue en février 2018 aux éditions du Cerf.

Cher Xavier,

Tu es né en 1974 et moi en 1948. Près de 26 ans - une génération - nous séparent. Les personnes dont tu as étudié les écrits dans ta thèse tu ne les as pas rencontrées dans la vraie vie. Augros est mort en 1982, Chenu en 1990 et Salaün en 2000. Or il se trouve que j’ai eu l’occasion de bénéficier de leurs enseignements dans les années 1970-1980. J’ai donc été particulièrement intéressé par ton travail en notant des remarques au fur et à mesure de la lecture, remarques issues de mes rencontres avec eux il y a 40 ou 50 ans. C’est une modeste contribution. A toi de voir si elle appelle une suite.
Je suis un piètre lecteur et pourtant je me suis pris au jeu de la lecture de ta thèse de théologie sur Chenu et la Mission de France… grâce aux temps libres lors des soins de ma cure thermale !
Le premier sentiment qui me vient à l’esprit : MERCI
MERCI pour ce travail visiblement très fouillé sur les liens et les interférences entre les deux acteurs majeurs de la naissance de la MDF : Augros et Chenu.
Tu éclaires vraiment leur interaction dans ce double mouvement qui demeure notre identité profonde : « inscription historique de la foi » et « retour aux sources »  à travers l’Evangile et les Pères de l’Eglise.
Tu fais toi-même d’abord œuvre historique – accroché à la réalité des faits des années 1941-1962 et du puissant mouvement missionnaire de ces années-là dans l’Eglise de France – avant de chercher à les « expliquer » !
Voilà pourquoi ton travail reste facile d’accès.
Avec les jeunes en formation à la Mission de France dans les années 1970-1975 nous avons bénéficié – lors de l’une ou l’autre session - de l’apport du Père Chenu sur la relecture de la foi chrétienne à l’aune de la pensée d’Aristote chez Saint Thomas d’Aquin et sur « l’incarnation » comme réalité majeure pour l’inscription historique de la foi chrétienne. Peut-être puis-je retrouver des notes dans mes archives ? Chenu, qui est également l’un des Pères de la « théologie de la libération », a intégré dans sa recherche théologique la philosophie de Marx comme instance « historico-critique », ce qui est probablement l’une des causes de ses ennuis avec Rome.
Les écrits  de Chenu sont au confluent de trois sources : (page 389 de ton livre)
-La rencontre des acteurs missionnaires de son temps
-Sa connaissance de l’histoire et en particulier celle des mouvements mendiants dans l’Eglise au XIIIème siècle
-Sa méditation de la Parole de Dieu

« l’Humanisation de Dieu, la pauvreté et la fraternité sont imbriqués » (page 380)
« la chrétienté nouvelle…. où la foi Chrétienne retrouve sa source vive dans l’Evangile pour vivre dans le monde présent selon des formes nouvelles » (page 411). Chenu fait cette mutation d’une Eglise à l’aune d’une « chrétienté nouvelle » à une « Eglise en état de mission » .
Une anecdote : fin des années 1980 j’ai croisé – complètement par hasard - sur un quai du métro à Paris Marie-Dominique Chenu. Il pleurait alors qu’il venait d’être dépouillé de son argent et de ses papiers par des malfaiteurs qui ont profité de sa situation de grande faiblesse (sa vue était altérée et sa marche chancelante).
J’ai reconnu en lui le Christ sur la Croix, bien seul !
Je me souviens également d’une rencontre furtive avec Louis Augros (chez lui dans la Loire en 1980 ?) à l’occasion d’une rencontre de la Mission de France région centre Est. Rencontre qui m’a marqué principalement par l’admiration que lui portaient les « prêtres ouvriers » de la MDF que j’accompagnais et parmi eux - je crois me souvenir - André Laforge, ancien vicaire général de La MDF qui vivait à Lyon à l’époque. C’était peu après la fête de ses 80 ans et la parution de son livre : « De l'Église d'hier à l'Église de demain. L’aventure de la Mission de France » au Cerf.
Dans ton livre tu introduis la pensée et les écrits de René Salaün qui a rendu un service théologique éminent à « l’année de Fontenay » (année de formation des prêtres de la Mission de France et des prêtres « missionnaires » des diocèses de France) et à la Mission de France elle-même. Je l’ai rencontré dans le cadre de la formation continue des jeunes prêtres de la MDF à Fontenay sous bois dans les années 80.
Tu introduis René Salaün en contrepoint de la théologie de Chenu en particulier sur deux points : la théologie de « l’incarnation » et la théologie de la médiation (le prêtre médiateur entre Dieu et les hommes). René Salaün a raison de rappeler que « l’Incarnation » est le seul fait du Christ et que le seul médiateur entre Dieu et les hommes est également le Christ.  La théologie qui fait du prêtre un autre Christ (la formule « Sacerdos alter Christus » consacrée au Concile de Trente et qui court encore aujourd’hui) qui est l’autoroute du « cléricalisme » a fait long feu. Je constate que cette dérive a pu malheureusement « contaminer » aussi quelques prêtres ouvriers.
Ce que je retiens de l’accompagnement de René Salaün est le fait que tout chrétien et a fortiori tout ministre de l’Eglise doit se référer à une communauté « territoriale » de l’Eglise – ce qui à l’époque était un grand sujet de débat dans la Mission de France.
René Salün – lui –même – était membre du relais Jean XXIII à Fontenay sous Bois et il  nous en parlait régulièrement. René Salaün était en « débat » avec la théologie de « l’enracinement radical auprès des petits et des pauvres » des prêtres ouvriers.
J’ajoute une petite anecdote. A chaque fois qu’il s’adressait à moi, du haut de son mètre soixante René me disait (à moi qui « plafonne » à un mètre soixante-dix) « bonjour petit ! » avec un mélange d’affection mais aussi comme une invitation un peu « péremptoire » à me sentir « petit » !

Je reconnais chez René cette bienveillance à l’égard des prêtres-ouvriers mais je n’ai pas vraiment ressenti chez lui cette communion spirituelle avec eux, communion que j’ai trouvée chez d’autres théologiens plus proches de moi : Marcel Massard (1928-2019) (qui a accompagné également l’année de Fontenay et la formation continue des jeunes prêtres de la Mission de France) et surtout Jean Deries (1930-2018) avec qui nous avons partagé le même logement et la vie quotidienne rue Parmentier à Grenoble durant plus de 8 ans.
Chez Marcel Massard comme chez Jean Deries il y a cette mystique d’un lien personnel au Christ – lien spirituel dans lequel nous reconnaissons l’œuvre de l’Esprit. Elle est en même temps confession de foi, action de grâce, engagement pour les pauvres et enracinement dans l’Eglise.
Le travail de Marcel Massard – me semble-t ’il – a consisté à concilier le ministère des prêtres ouvriers avec celui des prêtres en paroisse à la Mission de France.
Jean Deries, prêtre-ouvrier maçon, théologien et adepte de Charles Péguy et d’Emmanuel Mounier, a profondément marqué mes premières années de ministère à Grenoble. Je partage ici deux citations qui témoignent un peu de sa spiritualité : « l’évènement est notre maître intérieur » ( Emmanuel Mounier ) et encore « Dieu trace droit avec des lignes courbes » (Paul Claudel).
Le prêtre est d’abord ministre de la Parole de Dieu (décret « Presbyterorum Ordinis » du Concile Vatican II). En inscrivant l’Eglise dans le partage de vie avec les incroyants le prêtre a la charge d’actualiser l’Evangile auprès de ceux auxquels il est envoyé. Cela nécessite la « manducation » de la Parole de Dieu au quotidienLe prêtre est également ministre des sacrements : baptême, eucharistie, pardon, mariage.. sacrements qui manifestent la rencontre de Dieu par le Christ et dans l’Esprit. Le « prêtre au travail » rend par - son enracinement - ces sacrements tout proches de ceux auxquels il est envoyé et il en facilite vraiment l’accès. Dans ce but sa vie doit être imprégnée de « gratuité » (à l’instar de la « grâce » de Dieu), de bienveillance (témoin par-là de la miséricorde) et d’amour en plus des qualités inhérentes à son métier : efficacité, compétence et esprit d’équipe ! Bien entendu en 40 ans de vie au travail je n’ai eu que très peu de sollicitations pour des sacrements mais à chaque fois elles étaient significatives d’une grande distance qui venait d’être réduite  !
Ma vie de prêtre au travail a été marquée par ces deux dimensions fortes du ministère. « Là où est le prêtre, là aussi est l’Eglise » pour paraphraser Saint Augustin J’ajoute que ce ministère n’a rien d’automatique par la seule présence et par le seul « enfouissement » du ministre. Il doit être accompagné d’un souci apostolique quotidien et d’un véritable travail spirituel Le chapitre VI de ton livre qui pose la validité et les limites du travail d’historien ( « l’épistémologie de l’histoire ») en faisant appel à Paul Ricoeur et Michel de Certeau a toute sa place dans une thèse de théologien-historien mais elle a moins d’intérêt pour le lecteur « lamda » que je suis.
Néanmoins le développement concernant la philosophie de l’histoire issue de Saint Thomas chez Chenu m’a particulièrement intéressé : « Chenu s’élève contre un dualisme qui rejette le matériel au nom d’une primauté du spirituel… A ce dualisme il oppose l’enseignement thomiste sur la dignité de la matière et la consubstantialité de l’âme et du corps… » (page 453).
Claude Geffré met en cause l’absence d’instance « d’altérité » dans la « théologie de l’histoire et de l’incarnation » de Chenu. Ce dernier rend compte de la continuité de l’histoire mais pas des ruptures (p. 459)
Tu donnes la parole - dans ta thèse - aux contradicteurs de Chenu – et c’est à l’actif de ton honnêteté intellectuelle - tout en essayant de faire droit à la pensée du théologien et cela n’est pas toujours chose facileAu pied de la croix
« La mort sur la croix unit la divinité du Christ à la plus grande faiblesse humaine » page 488

« Les croix n’ont ainsi pas manqué dans la vie de ceux qui s’étaient donnés généreusement dans la mission.. Les années 50 ont été, pour les acteurs de la mission, un temps d’épreuves…» p 489
La joie de la mission
« Il n »est pas rare d’y lire la joie des découvertes inattendues faites sur le terrain de leur engagement professionnel, pastoral ou associatif au sein de tissus de relations très étoffés… » (page 492)En conclusion je tiens à te remercier pour ton travail qui m’a passionné parce qu’il touche à nos origines et à ce qui – aujourd’hui encore – inspire notre vocation commune, notre mission et notre lien à l’Eglise dans la grande diversité de nos envois et de nos enracinements !
Réussir à me faire lire 500 pages d’une thèse de théologie et à me faire prendre des notes au fil de la lecture ça n’est pas donné à tout le  monde !
Félicitations cher Xavier et MERCI. S’il fallait encore me convaincre de la nécessité du travail théologique et historique dans la Mission de France tu aurais parfaitement réussi !

Fraternellement

Denis CHAUTARD
Prêtre de la Mission de France à Vernon (Eure)
Le 2 octobre 2023

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