Céramique de Sœur Mercedes : Le lavement des pieds », Abbaye d’En Calcat

Céramique de Sœur Mercedes : Le lavement des pieds », Abbaye d’En Calcat

 

Le lavement des pieds est en Orient un geste d’hospitalité. «  Le Seigneur apparut à Abraham au chêne de Mambré alors qu’il était assis à l’entrée de la tente dans la pleine chaleur du jour. Il leva les yeux et aperçut trois hommes debout près de lui. A leur vue, il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre, se prosterna à terre et dit : “ Mon Seigneur, si j’ai pu trouver grâce à tes yeux, veuille ne pas passer loin de ton serviteur. Qu’on apporte un peu d’eau pour vous laver les pieds, et reposez-vous sous cet arbre. Je vais apporter un morceau de pain pour vous réconforter avant que vous alliez plus loin, puisque vous êtes passés près de votre serviteur”. »

La Tradition chrétienne, comme en témoigne la célèbre icône d’Andreï Roubleev, a vu dans cette scène la révélation du Mystère de la Trinité et la préfiguration de l’Eucharistie. Elle se profile derrière l’évangile de Jean qui n’oublie jamais les “commencements”.

Au commencement justement, Jésus a été baptisé par Jean en un lieu dit Béthanie que l’étymologie populaire traduit : Maison du pauvre. Et c’est encore en un village nommé Béthanie que Jésus reçut l’onction comme Messie. Ce n’est peut-être pas très “catholique” mais c’est une femme qui l’a faite. Non sur la tête de Jésus mais sur ses pieds. (Jn 11, 2 ; 12, 3) Car, selon la formule de Marcel Gauchet, Jésus est “le Messie à l’envers”, comprenons : dans la posture contraire à celle que l’on attendait, non pas en Roi dominant les nations mais en Serviteur.

Est-ce dû à la surimpression en nos esprits des images de saint Louis aux pieds des pauvres ? Souvent nous ne retenons de cette scène de l’évangile que le service des pauvres. Et certes, il s’agit bien de service et plaise à Dieu que nous soyons effectivement au service des pauvres !

Mais il s’agit aussi d’autre chose et peut-être, d’abord, d’autre chose. Jésus, donc, se met à son tour aux pieds de ses disciples dans la position de l’esclave pour leur laver les pieds. Et même, si l’on pense à la version de Marc et de Matthieu, dans la position de la pécheresse qui se prosterna à ses pieds. « Celui qui n’avait pas connu le péché, il l’a, pour nous, identifié au péché, afin que, par lui, nous devenions justice de Dieu » (2 Co 5, 21) Si le Fils de l’Homme, le Fils de Dieu est aux pieds de ses disciples pour les servir, dès lors, pour trouver le Christ il faut s’abaisser et tourner les yeux vers le bas. Il faut aussi trouver la grâce au fond de son péché.…

Mais c’est plus que cela. Jésus fait à ses disciples ce que Marie a fait pour lui à Béthanie avec du parfum. Lui, prend de l’eau. Est-ce un baptême ? Non, « celui qui s’est baigné n’a nul besoin d’être lavé, il est pur. » Qu’est-ce donc ? c’est leur “ordination“ pour avoir part avec lui dans la communion (v. 15) et dans l’envoi (v. 16) Les disciples, ne sont plus seulement les compagnons, ils sont les amis. « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur reste dans l’ignorance de ce que fait son maître ; je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu auprès de mon Père, je vous l’ai fait connaître. » (Jn 15, 15) et, plus loin : « Comme tu m’as envoyé dans le monde, je les envoie dans le monde. Et pour eux je me consacre moi-même, afin qu’ils soient eux aussi consacrés par la vérité. » « Qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en  moi. » (Jn 17, 17. 23)

Les disciples avaient été appelés, ils ont été enseignés, maintenant Jésus les consacre. Pour les ordinations, l’Eglise a retenu un autre geste : celui de l’imposition des mains. C’est beau, mais c’est bien dommage. Les rois d’Israël étaient oints sur la tête. Mais le roi d’humilité le fut par les pieds et les disciples aussi sont ordonnés par les pieds… Comme le dit le texte d’Isaïe : « Comme ils sont bienvenus, au sommet des montagnes, les pieds du messager qui nous met à l’écoute de la paix, qui porte un message de bonté, qui nous met à l’écoute du salut» (Is 52, 7)

Être ordonnés par les pieds, c’est être ordonnés pour la route, pour un voyage humain et spirituel. C’est être touchés par la grâce dans ce qui nous fait tenir debout sur la terre et que nous oublions bien souvent parce que nous roulons en voiture et que nous sommes dans une civilisation qui ne pense qu’à la tête. C’est être atteints dans ce qui nous enracine et nous lie à la terre. A l’humus, à l’humilité. Un de mes frères de la Mission de France, prêtre en Chine, me dit souvent : “on a la tête là où on a les pieds”. Il faut se laisser conduire par les pieds.

Et s’il y a une chose que l’on pourra retenir de la manière dont Jean-Paul II a compris le ministère qui lui avait été confié, c’est bien celle-là. Non seulement il est allé partout dans le monde, mais encore, et c’est bien plus important, il n’a pas laissé sa tète, la théologie reçue, commander ses pas, mais l’inverse. S’il avait laissé sa tête commander ses pieds jamais il n’aurait pris l’initiative de la rencontre d’Assise, car sa tête théologique devait lui dire que les autres religions étaient dans l’erreur. S’il avait laissé sa tête conduire ses pas, jamais il ne serait allé au mur de Jérusalem, car sa tête théologique lui aurait dit que le peuple Juif était celui de l’Ancienne Alliance et que son rôle était fini. Au lieu de quoi il nous a entraînés dans le dialogue avec tous les croyants et il nous rétablit dans la fraternité avec le peuple de Moïse.

Au reste, avant lui, s’ils avaient marché sur la tête, Paul VI n’aurait pas écrit son encyclique sur le dialogue (Ecclesiam suam) et Jean XXIII n’aurait pas convoqué le Concile.

« Serviteurs du Christ et intendants des Mystères de Dieu » (1 Co 4, 1) les disciples ne savent pas encore qu’ils ont été ordonnés à la route, à la rencontre des autres et nous qui le savons, nous l’oublions souvent. L’Esprit qui les conduira à la vérité tout entière est celui qui « nous invite à élargir notre regard pour contempler son action présente en tout temps et en tout lieu. » Et Jean Paul II qui écrit ces lignes ajoute : « Moi-même, j’ai souvent renouvelé cette invitation et cela m’a guidé dans les rencontres avec les peuples les plus divers. » [1] Les apôtres – et les prêtres – sont ordonnés à des “visitations” pour que retentisse partout le Magnificat…

Jean-Marie Ploux
Prêtre de la Mission de France et Théologien

Commentaire pour le Jeudi Saint, publié dans « la Croix » du 8 avril 2004

 


[1] La Mission du Christ rédempteur, n° 29

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