Gabriel MATAGRIN, évêque de Grenoble m'impose les mains

Gabriel MATAGRIN, évêque de Grenoble m'impose les mains

Lors d’une « retraite spirituelle » au monastère de Chalais (contreforts de la Chartreuse en Isère) voici bientôt 45 ans (j’avais 28 ans !) j’ai écrit cette « lettre de motivation » à l’approche de mon ordination de prêtre le 4 février 1978 à Grenoble. Elle exprime cette « grâce » du ministère presbytéral pour le service des frères et pour le bien commun de l’humanité. Dans la période actuelle de la vie de l’Eglise où nous sommes nombreux à dénoncer le cléricalisme et la sacralisation des prêtres comme l’une des causes « systémiques » des « abus » dénoncés par la CIASE (Commission Indépendante sur les Abus Sexuels dans l’Eglise), je signe encore aujourd’hui cette « profession de foi » d’août 1977 ! 

INVITES A LA FÊTE
C’est à Jean notre évêque que je m'adresse, aux responsables et à mes compagnons de la Mission de France, aux parents et amis qui, de près ou de loin, sont associés à la même aventure d’Eglise. Cette aventure va connaître pour moi une étape décisive : l’ordination de prêtre, et je crois utile de balbutier aujourd’hui quelques mots du sens qu’elle a pour moi.
Bien des jeunes de ma génération, avec qui j 'ai pourtant un itinéraire très proche d’études et de profession, trouvent ma démarche paradoxale, voire, incompréhensible. Comment peux-tu prétendre, me disent-ils, être solidaire des combats des hommes, être enraciné dans ce qui fait la réalité de leur vie et te laisser aller à une foi religieuse qui projette un ailleurs et un au-delà ? Comment peux-tu prétendre refuser de mettre Dieu dans ta poche accueillir la diversité des démarches religieuses (autres religions, athéisme…) et asseoir ta foi sur des « vérités » aussi arrêtées que la croyance en Jésus Christ ? Comment peux-tu prétendre être critique à l’égard de I ‘institution et en communion avec I 'Église ?  Comment peux-tu vouloir être prêtre dans une vie de travail alors que c t est justement le lieu où beaucoup de prêtres se sont rendus pour prendre des distances ou même abandonner le ministère ?
La liste des questions qui disent ce paradoxe est longue. Je I ‘ai volontairement limitée.  Mais au moment de faire ce pas décisif dans le ministère, ça vaut le coup d 'aborder de face ces « paradoxes ». Une manière de s'en tirer à bon compte consisterait à se laisser porter par les modèles que nous a laissés la chrétienté. Ils ont sûrement été opportuns dans leur temps. Mais aujourd’hui ils n’ont plus prise dans la culture contemporaine, du moins dans ce qu’elle a de vital. Ils tournent à vide. Image A l'inverse, on pourrait facilement pratiquer la fuite en avant qui consiste à badigeonner la foi et la tradition ecclésiale des dernières sautes d'humeur des idéologies et des utopies à la mode. Là encore l’unité serait factice. II faut être sérieux autant avec la foi qu’avec la culture contemporaine. Je crois qu'il faut pénétrer ces « paradoxes » se laisser pénétrer par eux. Le mariage ne sera pas fait en un jour : un travail de réflexion, de maturation nous est demandé. L'ensemble se mettra alors à bouger, un chemin vers I 'unité sera ouvert.
Vous comprendrez que ces quelques pages ne permettent pas d'expliquer, de justifier ma démarche. Je souhaite simplement qu’elles rendent possible d 'entrer un peu plus dans ce qui en fait le relief et la saveur.

QUELLE FÊTE ?
Le premier des sujets d 'étonnement et peut-être le plus grand des paradoxes est de vivre la foi chrétienne en 1977. Le moule qui a fabriqué le monde de la chrétienté est cassé. Un monde de rationalité scientifique, d'efficacité technique, de rentabilité économique a fabriqué de nouveaux modèles ou contre modèles de sociétés. Plus d'une fois, pensant que naturellement je ne pouvais être que de cet avis, on m 'a pris à témoin pour anéantir dans la critique et l'ironie la religion folklore et les nombreux restes que nous en connaissons. Cette culture chrétienne qui se faisait passer pour universelle, détentrice de la vérité, on la découvre aujourd‘hui bien limitée aux horizons de I ‘Occident et objet de musée pour la culture contemporaine. On découvre d’autres sagesses, d'autres philosophies religieuses tout aussi attirantes, on découvre des professions de foi athée tout autant construites. Alors pourquoi s 'intéresser aujourd'hui à ce rabbi juif mort comme un brigand il y a 20 siècles en Palestine ?    
On pourrait chercher à convaincre en présentant les qualités exceptionnelles, l'attrait de ce Jésus le Nazaréen. Mais cela ne pourrait convaincre que les convaincus. Je crois que c 'est en méditant notre expérience de vie actuelle, notre découverte du monde qui nous entoure, que nous pourrons nous laisser surprendre par ce que la foi en Jésus révèle de vital en l’homme, dévoile d'inattendu.  La vie nous fait pénétrer un monde du profit et de l'exploitation, un monde des conflits et de la violence aveugle, un monde où il est difficile de vivre et même de survivre, un monde divisé, éclaté. Cette expérience négative est ancrée très profondément en nous et Image on ne peut jamais s'en accommoder. II y a toujours latent le désir d’une transformation possible si réellement on la fait advenir. II y a un deuxième moment dans l’expérience. (Qui bien souvent, il se trouve confondu avec le premier ; je le crois à un autre niveau). C'est la découverte de ce que j 'ai envie d’appeler I ’épaisseur, le « mystère de I 'homme ». Si toute libération est mise en route, réveil de ce qui était endormi, transformation, gain acquis...  L'objectif final de la libération n'est jamais atteint. II y a à nouveau des conflits. Il faut à nouveau se mettre en route. Nombreux sont ceux qui abandonnent, croyant trouver la sécurité dans le confort matériel ou la solution individuelle. D'autres entretiennent I ‘illusion d'une « libération définitive » qu’ils pensent voir fleurir au bout de leurs utopies. Les uns et les autres se donnent des « idoles » et fixent peu à peu sur elles toutes leurs énergies. Qu’il s'agisse de la fuite en avant dans le confort matériel, la croyance dans le progrès ou bien de l'évasion dans une religion -refuge, de l'illusion d'un « paradis terrestre », dans les deux cas I ’idéologie, I ‘imaginaire livrés à eux-mêmes ont la force d 'attraction de I 'idole !
Je crois qu'il y a dans I 'expérience humaine la découverte d'une épaisseur et d'une richesse et en même temps la découverte qu'elle ne peut être à elle-même sa propre finalité. Ainsi la mort est la limite de l'expérience humaine. Mais tout homme désire qu'elle n'en soit pas la fin. II y a la recherche d 'un point d 'appui, d'une assise pour qu'en même temps la confiance dans I ‘expérience soit possible et qu'une finalité, un sens lui soit donné.
J’ai reçu et peu à peu découvert la foi en Jésus-Christ comme un ferment qui travaille sans cesse, comme une critique permanente des idoles. Jésus est pour moi celui qui renverse toutes les représentations, les images que je me fais de Dieu, les idoles qui me tiennent lieu de Dieu. II détruit l'image du Dieu superpuissance qui manipule I 'humanité depuis son tableau de commandes.
C'est l'Homme qui me révèle Dieu du côté des humiliés, des sans-puissance, des souffrants, des exploités. II me révèle la souffrance des hommes comme souffrance de Dieu.
Jésus n’a pas donné une doctrine, une religion, un code des choses à faire pour se mettre du côté de Dieu, pour avoir le salut. II a déchiré le voile qui séparait Dieu et les hommes. II a mis définitivement Dieu du côté des hommes. Le salut, la rencontre de Dieu n’est pas dans I ‘évasion, le retrait du monde. Le salut est à I 'oeuvre dans la création, dans ce qui fait le corps et coeur de notre vie quotidienne, même si nous ne pouvons le voir en pleine lumière, sinon à la manière de l’éclair. La vie du monde n'est pas plate, mécanique obéissant aux commandes d 'un super programme installé sur un Super ordinateur. La vie du monde, des hommes, n'est pas commandée par des forces magiques, extérieures à l'homme dont il faudrait chercher à s'assurer la complaisance. La vie du monde, des hommes, a de l’épaisseur. La foi en Jésus Christ nous fait pénétrer cette épaisseur. II n'est plus possible de s'en remettre au fatalisme ou à la magie qui aplatissent le « mystère ». II n'est plus possible de séparer I 'univers en deux mondes le profane et le religieux. Christ a brisé cette séparation. II a fait de son corps, du corps de l'humanité, le nouveau temple, la nouvelle demeure de Dieu. Tout, dans la vie des hommes, dans la création, porte un nom au regard de Dieu. Tout est oeuvre de Dieu, invité à la fête de la rencontre, de la communion de Dieu et de I 'Homme.

INVITÉS
La fête de la rencontre de Dieu et de I 'Homme porte désormais un nom : Jésus. La mort de ce rabbi juif crucifié comme un esclave a jeté ses amis, ses compagnons dans la tristesse et le désarroi. Mais cette mort humiliante comprise d'abord comme un échec n'a pas été une fin. Son absence a révélé une réalité radicalement nouvelle : des témoins l’ont annoncé vivant. Sa vie et sa mort relues dans la foi sont devenues peu à peu pleines de sens ; elles sont devenues Parole de Dieu, source de sens pour le peuple des croyants qui s'est depuis mis en route. L'Eglise est ce peuple qui dans toutes les générations, dans toutes les cultures, fête cette rencontre de Dieu et de I’ Homme. Elle rend vivant, charnel, actuel pour chaque temps de l 'histoire, pour chaque culture ce Jésus dont elle laisse passer en elle l'épaisseur de la vie et de la mort et qu'elle annonce vivant à toute l'Eglise est investie de ce « sacerdoce » du Christ : sacrement de la rencontre du visible et de I ‘ invisible dans I 'épaisseur humaine, anéantissement des idoles, manifestation de Dieu du côté des souffrants, des exploités, des opprimés. Mais alors pourquoi ce scandale de I 'Eglise ? Pourquoi ce visage d'une Eglise trop souvent du côté des riches et des puissants, forte d t un code de morale, de sécurités intellectuelles qui lui servent à préserver I 'ordre établi. L'Eglise a-t-elle oublié la Bonne Nouvelle ? A-t-elle définitivement perdu son Christ ? Dans l'épaisseur de sa chair, l’Eglise n 'est pas Image à l 'abri du péché, c'est-à-dire à la recherche de sa propre sécurité, de fabriquer ses idoles. Pourtant l’Eglise est donnée à I ‘humanité et si elle Image a une seule richesse qu’elle peut donner aux hommes, c'est justement le goût de l'humilité et du pardon. C 'est dans la pauvreté et le dépouillement, c t est en accueillant le pardon, en pratiquant le pardon qu'elle se remet en route.
Le pardon est au centre de la vie de l'Eglise. II est ce geste de I 'Amour "impossible" de Dieu qui vient chercher I 'homme au plus bas de sa misère, de son péché, de ses blocages, pour lui ouvrir un avenir, une vie nouvelle possible. De ce qui était péché, le pardon fait surgir le salut.
L'Eglise, nourrie de la Parole de Dieu s’exprime dans deux gestes privilégiés : le Pardon (réconciliation) et I 'Eucharistie. Ces deux gestes s'enracinent au coeur de la vie des hommes, dans la réalité des conflits et de la division, du travail et de la création, de la souffrance et de la communion. Là ils annoncent en germe la rencontre de Dieu et de I 'Homme. Ils ouvrent un chemin dans I 'épaisseur humaine, offert à tout homme.
Mais l 'Eglise n'a aucun monopole. Elle se reçoit comme Eglise en se donnant aux hommes. Tous les signes qu’elle donne ne sont pas son oeuvre, mais l'oeuvre de Dieu en elle. Elle a pour vocation d 'être pour tout homme pour tous les hommes. Elle ne pourra jamais être un club fermé.

C'EST LUI QUI INVITE
II y a un seul sacerdoce : celui de Jésus-Christ, sacrement, fête de la rencontre de Dieu et de l'Homme. Toute l’Eglise, tous les baptisés sont associés à ce ministère. Pourtant l’Eglise ordonne des ministres. Le ministère est la marque concrète dans la vie de l'Eglise qu’elle n’est pas un club fermé, qu’elle ne s’appartient pas à elle-même, qu'elle est le fait de l'initiative de Dieu. Le ministère est constitutif pour l'Eglise, pour la structure même. Mais pour chaque temps, pour chaque culture il connaît de nouveaux visages : surgissements prophétiques, vies évangéliques foi des priants, humanité des pasteurs. Hommes de I 'initiative de Dieu, témoins que cette initiative n’est jamais mécanique ou magique.
Le ministère n'est rien pour lui-même, il est tout pour I 'Eglise et I 'humanité.
II est service. Le ministère n'a pas une consistance sociologique propre (le rôle d t animateur par exemple) ou une consistance psychologique (Le rôle de conseiller). II est une structure au niveau de la foi, dans la pratique même de l'Eglise. Dans le ministère il y a la marque de I ‘inachèvement de l'Eglise, que I 'Eglise est en chemin, qu'elle a sans cesse à se remettre en route et que Dieu la précède sur la route.
Aujourd’hui I 'Eglise se trouve en marge de cultures qui sont nées hors de I 'univers de la chrétienté. Elle se trouve trempée dans un monde commandé par les forces économiques et devant lequel l'humanisme chrétien du XIXème siècle se trouve impuissant (rapports pays riches - pays pauvres… ) Aujourd’hui, dans leur ministère des prêtres partagent les conditions de vie (travail, habitat…), les combats des hommes de ces cultures, de ces mondes nouveaux. A la mesure de leur fragilité, de leurs I imites, ils laissent espérer une Eglise « servante et pauvre ». Je crois qu'un signe lisible est posé bien qu'il soit incompris de beaucoup de communautés traditionnelles qui voudraient voir reproduire le modèle des pasteurs qu'elles ont connu autrefois.
Cette tâche livrée à des hommes ne leur donne aucun motif de gloire, aucune prérogative. La foi, la fidélité qui leur est donnée pour cette tâche, c 'est à toute la communauté, à I 'humanité qu'à travers eux elle est donnée. Ministres de la réconciliation et de L'Eucharistie, ministres de l’initiative de Dieu dans le sacrement de la rencontre de Dieu et de I 'Homme, ils ont à redécouvrir sans cesse que s'ils sont partie prenante des solidarités humaines qui sont la racine du sacrement, la foi qui vient féconder ces solidarités, c'est La foi de toute l'Eglise, oeuvre de l'Esprit de Jésus. Dans le même mouvement que ces solidarités de lutte, il leur faut promouvoir des solidarités de foi.

ENTRONS DANS LA FÊTE
Béni sois-tu Seigneur qui me donnes de vivre de la foi en Jésus de Nazareth. Elle est la lumière que j 'ai découvert sur bien des visages. Elle est pour moi source de joie intime, de solidarités profondes dans ma vie.
Tu me donnes aujourd’hui à porter une charge qui me dépasse. C'est un trésor qu’il me faudra porter dans un vase d 'argile. Tu connais mes peurs et mes angoisses, mes fausses sécurités et mon péché. Apprends-moi à accueillir ton pardon. Apprends-moi à pardonner.
A moi, Seigneur, tu demandes de vivre ça ? J'en connais d'autres plus adroits pour parler, plus ardents pour s’engager, qui rayonnent de joie et d 'humilité. Seigneur tu restes un étranger pour moi ; montre-moi ton visage ! Chaque fois que je te pose la question de confiance, tu me renvoies aux petits, aux pauvres autour de moi, tu me montres ton visage. Apprends-moi à regarder.
Seigneur, tu conduis tes affaires d 'une drôle de façon. Tu fais tout ce que tu peux pour aider à avancer ce peuple des croyants qui vraiment se traîne. Pourtant il y a des moments où on dirait que tu es découragé, que tu m'as laissé tomber. Le souffle est ailleurs. D 'autres hommes, d’autres femmes, inattendus nous disent qui tu es ! Apprends-nous I 'Espérance.
Voilà plus d 'un an que j 'ai célébré mon engagement au célibat. Il est la marque de quelque chose d'inachevé dans ma vie, du ministère à vivre comme ouverture et mouvement. Je ne suis pas mieux armé qu’un autre pour en vivre. Toi seul Seigneur peut me donner la force de la fidélité. Apprends-moi à aimer.
Je me découvre envoyé à des hommes et à des femmes et je n'ai rien à leur apporter : pas d’enseignement, pas de morale, pas de discours. II me faut apprendre d 'eux, avec eux, les chemins de ton humanité. Je veux seulement te désirer, apprends-moi, Seigneur, à prier.

Denis CHAUTARD
Monastère de Chalais, le 15 août 1977
 

Je vous invite à visionner le documentaire réalisé en février 2018 à l'occasion de mes 40 ans d'ordination :
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