« Non pas des idées, mais des vivants » Interview de Jean DERIES (1930-2018), prêtre de la Mission de France, par Stan ROUGIER en 1990
13 janv. 2025Interview publié pages 101-110 du livre de Stan ROUGIER « Prêtres de la Mission de France » paru aux Editions Le Centurion en mai 1991 à l’occasion des 50 ans de la Mission de France célébrés à Lisieux lors de l’Assemblée Générale (27-30 juin 1991).
J’ajoute que j’ai partagé la vie de Jean durant 8 ans et demi. Nous partagions le même logement et notre vie d’équipe rue Parmentier à Grenoble (août 1976 – janvier 1985). Il a accompagné les premières années de ma vie de prêtre et j’en suis profondément marqué. Je vous renvoie à mon témoignage au moment de des funérailles (cliquer sur le lien)
STAN ROUGIER. Comment es-tu entré à la Mission de France ? Sur quelles intuitions ? Qu'est-ce qui t'avait séduit ? D'où venais-tu ? Avais-tu la « vocation » ?
JEAN DERIES. Cette vocation, je l'entends comme un appel lié à toute ma personne et je prends (follement !) pour moi les paroles du prophète : « Je t'ai choisi dès le sein de ta mère ». C'est vrai, il y a en moi quelque chose qui pèse ! Comme une nécessité ! Je ne peux passer à côté. « Être appelé au ministère. » Tu reconnais le mot de saint Paul. Il me travaille. C'est assez bizarre : je n'ai été ni enfant de chœur ni séminariste. Personne n'a fait peser cela sur moi. Jusqu'à la fin, je me suis débattu contre cette vocation, comme contre une fatalité. Jusqu'à Pontigny, et à l'ordination elle-même, j'ai connu ce poids. Il fallait que j'assume ma liberté dans quelque chose qui me travaillait le foie depuis très, très longtemps.
J'ai essayé de me débarrasser de cet appel. Par des actes précis : ras-le-bol de l'éducation chrétienne de notre collège de jésuites. J'ai demandé à mes parents de me mettre au lycée. Je voulais voir ailleurs. Je ne voulais pas que cet appel mystérieux qui « pesait » sur moi conditionne ce que je voulais faire et vivre. Mais il a constamment repris, comme un appel auquel je n'échapperais pas. Cette manière de présenter les choses peut paraître un peu triste. C'est pourtant le moteur de ma vie et, si j'ai souvent « marché sur la tête », c'est avec la certitude que j'étais sur une route qui est bien la mienne. J'ai cherché à me débarrasser du climat familial, qui était chrétien et paraissait en attente ; je trouvais cela indiscret. Je n'avais pas du tout envie d'être prêtre, parce qu'on avait envie que je le sois.
La période qui finissait la guerre a tout fait basculer. Pendant les dernières années de lycée, en philo, j'étais confronté avec la pensée contemporaine. J'ai eu la chance d'avoir une classe de lycée très vivante. On me faisait découvrir Marx, Nietzsche, Freud, et aussi Lautréamont, Sartre. Cette littérature était très libérée de toute pensée chrétienne. J'ai dû apprendre à me situer là-dedans. C'est quand je suis dans des situations où la foi chrétienne est mise en cause, que j'en retrouve le bien-fondé. Dans cette contestation, je me suis unifié moi-même. Il fallait probablement me débarrasser d'un certain nombre de choses encombrantes.
Alors s'ouvre la période de la faculté où j'ai commencé une licence de philo. J'ai reçu comme une douche la critique radicale de l'attitude de l'Église pendant la guerre. C'était le moment où l'on découvrait l'horreur d'un nazisme qui avait fait mourir des millions de gens. En particulier, le peuple juif. L'Église n'était pas innocente. Ce qui m'a déterminé pour orienter l'hypothèse d'une vocation. Si je devais suivre le Christ, ce serait dans un renouvellement complet, dans une autre manière de situer la foi chrétienne avec sa dimension historique et avec sa dimension politique.
Je suis venu à la Mission de France avec cette vue des choses, probablement portée par l'époque. « L'Église doit se solidariser avec les pauvres, vivre foncièrement sa Parole dans un destin de solidarité avec eux, et comme une Parole qui les concerne, qui les touche... » : voilà ce qui m'a fait entrer à la Mission de France. J'ai écarté le séminaire universitaire de Lyon, j'ai écarté le Prado, je ne sais pas pourquoi. Je tenais en tout cas vivement à ma liberté. Il s'est trouvé des amis pour m'indiquer la porte de Lisieux. Je suis allé voir. J'ai trouvé là les mêmes intuitions que celles que je vivais : signe qu'il fallait que j'y sois. Il y eut immédiatement la plongée dans la dimension très spirituelle et très évangélique qu'on a pu connaître à Lisieux. Après, souvent, j'ai souffert devant l'amertume que j'ai ressentie chez mes amis de la MISSION DE FRANCE. Mais, à Lisieux, ce n'était pas l'amertume qui l'emportait, c'était l'assurance que l'Esprit Saint ouvrirait toutes les portes... en particulier celles de l'Église.
Quels sont les événements qui t'ont le plus marqué ?
— Il y a eu le départ du père Augros, la fermeture du séminaire. C'est là qu'on a commencé à connaître l'amertume. La critique que nous faisions de l'Église l'emportait. Si elle avait été « heureuse », elle serait restée sans conséquences, mais c'était une critique très saumâtre. Le groupe était muré. Les portes se refermaient sur notre amertume. Au bout de cinq mois, j'en suis sorti à l'occasion d'un événement. Dans une partie paysanne de ma famille, on avait soudain besoin de bras et d'énergie. Durant la fin de l'année, j'ai donc participé à la vie d'une ferme, interrompant le séminaire de Limoges. Pour moi, il était devenu nécessaire de sortir de là. Ça a donné le ton à la suite. Je n'ai pas voulu rentrer dans une combine de formation qui liait les mains, comme s'il fallait tout entendre et tout accepter de l'Église, avec son injustice, son incompréhension profonde de ce que nous cherchions. Mais, en même temps, je refusais de penser qu'en tout cela, rien de spirituel, rien de positif ne se recherchait. Nous nous trouvions devant deux voies : « non », nous résistons à l'Église ; « oui », nous acceptons ses conditions et rentrons les mains liées. Ce n'était pour moi ni l'un ni l'autre. Dans la rencontre organisée par « Jeunesse de l'Église » (Mouvement progressiste lancé par le père Montuclard.) à la Mutualité, j'ai refusé de m'enfermer dans une logique. On ne peut pas prendre l'Évangile comme quelque chose de logique ; il est toujours ouvert au paradoxe. C'est une dimension que j'ai cherché à vivre dès ce moment-là.
J'étais à cette époque en Centre d'apprentissage. Je commençais à travailler en entreprise. C'est donc au sortir d'un premier périple ouvrier que j'ai retrouvé le séminaire de la Mission de France dans des conditions bien difficiles, je le reconnais. C'était entièrement dans le noir, sans savoir ce qui s'ouvrirait. Mais c'était aussi avec la conviction que, s'il y avait eu quelque chose de valable dans ce que nous avions recherché, cela rejaillirait d'une façon ou d'une autre.
Cette étape était doublée d'une étape personnelle dont il n'est pas facile de parler : elle a une part déterminante dans ma vie. Je me suis posé la question du mariage en présence d'une femme que j'aimais, restée seule avec quatre enfants. Dans la distance ou dans les chemins pris, leur pensée ne m'a jamais quitté. À cause d'eux, j'ai intégré à ma vie cette dimension de fragilité et de pauvreté qui sont nécessairement celles d'une famille, d'enfants devant la vie, et qu'aucune logique parfaite ne peut traduire. Devant leurs difficultés : par exemple, quelle école choisir ? laïque ? privée ? Ces choix interviennent en visant leur bien, avec crainte et tremblement, et non par décision de principe. Se poser les questions à partir des vivants, et non à partir des idées... Cela a toujours beaucoup marqué ma vie, et a rendu extrêmement difficile le choix du ministère ; mais en même temps cela l'a beaucoup approfondi. Je ne peux pas dire que je sois devenu prêtre pour évangéliser la classe ouvrière, mais en fonction d'un Message qui dit : « La maladie et la mort n'auront pas le dernier mot. » J'accompagne de cette espérance un malade, depuis de longues années.
— Tu es prêtre-ouvrier. Qu'est-ce qui passe de ta foi dans la classe ouvrière ?
— J'espère que quelque chose passe, mais c'est à travers une vie d'homme. Le vécu d'un ami médecin ou d'un malade a autant de place que le syndicalisme. Je veux qu'à l'occasion cela soit perceptible à mes camarades de travail. Si j'ai du poids, si, parfois, je m'oppose, si je rouspète à l'intérieur du syndicalisme, c'est parce que j'ai tout cela derrière moi. C'est ce qu'on vit qui est important.
Évoquer sa vie privée peut sembler idiot ; mais, pour moi, c'est le nerf de la guerre. C'est ce qui me permet de tenir, même dans ces situations où, depuis quinze ans, je traîne des boulets impossibles... et pas seulement des boulets : un projet auquel je crois de toute mon âme, et que je n'arrive pas à mettre en oeuvre — en réalité, nous y arrivons, mais avec quelle lenteur ! --, celui d'être avec mes camarades de travail, debout et responsables. Quand mon ami malade me pose la question : « Est-ce que tu ne t'enfermes pas dans des bricoles ? », il est évident que sa parole porte, parce que lui n'a plus qu'un rein et que, chaque année qui passe, son rein diminue de moitié. Il a un dialogue quotidien avec la vie et la mort.
J'ai cru pouvoir accompagner de façon plus forte des hommes, des femmes, en n'étant ni père, ni mari, ni nourricier. C'est un pari. Il a quelque chose à voir avec mon « appel ».
Je peux maintenant parler d'une nouvelle étape importante. Elle a suivi l'ordination que j'ai vécue comme un moment très rude : la Mission n'avait pas devant elle de perspectives très éclatantes. J'avais fait un choix difficile : c'était vraiment la nécessité d'annoncer l'Évangile qui pesait sur moi. Une période paisible a suivi et je peux dire que ma vie de prêtre, avec des épreuves très lourdes, reste une vie heureuse, très heureuse.
Le premier bonheur a été Toulouse. Ce n'était pas le bonheur d'un prêtre-ouvrier enfin mis au travail, mais la découverte que l’évangile n'a pas besoin de conditions idéales pour se vivre, et accueil, à la fois des gens et de cette équipe MISSION DE FRANCE qui était très diverse. Il y avait deux sous-équipes, l'une plus franciscaine, autre plus classique. J'ai eu la chance d'être du côté de saint François. J'ai vécu cela comme une période très forte, dans laquelle la grâce était à notre porte, tous les jours, sous toutes ses formes. Même sous la forme d'une « connerie » que tu as faite, qui te fait honte et qui te pèse dessus toute la journée ; mais qui, en même temps, t'ouvre les yeux d'une façon extraordinaire. Je ne peux multiplier les anecdotes. . . mais, par exemple, cette femme éplorée qui vient sonner le matin au presbytère et m'apprend que son bébé est mort étouffé au cours de la nuit... elle me demande de venir le baptiser. La doctrine de l'Église est claire : « On ne baptise pas un enfant mort. » Et je crois qu'en effet il ne fallait pas baptiser cet enfant mort. C'est cette « théorie » qui est sortie de moi. Toute ma vie, j'ai eu honte de n'avoir pas eu d'autres mots pour cette femme, d'avoir dit seulement : « C'est pas possible ! » L'attitude inverse, l'attitude vraie qu'il aurait fallu avoir, c'était de dire : « Il faut que je vous accompagne, il faut que je sois avec vous. » Ça ne l'aurait pas ressuscité, ce gosse, je ne suis pas Jésus Christ ! Mais ce n'était pas une « réponse de curé » que j'avais à donner ! Je dis que la grâce est rentrée dans ma vie à travers cette femme, parce que cet épisode a tout transformé.
Notre équipe avait un souffle évangélique extraordinaire ; nous vivions une très grande pauvreté qui nous mettait dans la joie du matin au soir. Nous vivions de ce que l'un de nous avait retiré de la poubelle des Nouvelles-Galeries, ou des pissenlits qu'on ramenait du cimetière, en célébrant les enterrements ! C'était incroyable. Les gens rencontrés participaient à cette dimension spirituelle. Et c'étaient des ouvriers. Il y a eu tout un mouvement de conversions de jeunes d'un quartier qui ont fondé une sorte de communauté catéchuménale et baptismale. Comment ne pas vivre cela avec une joie extraordinaire ?
— Tu as été prêtre-ouvrier à Limoges aussi...
— À Limoges, cette période a été marquée par la communauté ouvrière chrétienne : peu d'ouvriers chrétiens à Limoges, mais rien ne se perd dans un pays pareil. On fait front ensemble, on vit ensemble, on est en communion. J'ai vécu cela très vivement avec eux, dans l'Action catholique ouvrière, mais aussi bien en toutes circonstances. Le lien évangélique était immédiatement perceptible pour vivre quelque chose en commun. Cela m'a marqué. J'ai été aumônier d'ACO à Limoges. Je ne l'ai plus été depuis ! Pourquoi ? Parce qu'on ne me l'a jamais demandé, tout simplement.
Il y a eu le mouvement ouvrier vécu à Limoges où il est fort. J'ai vécu là-bas Mai 68 avec plusieurs semaines de grève et l'occupation des locaux d'entreprise. Ce n'est pas moi qui avais à apprendre à mes camarades à être militants ouvriers. C'est vrai que chacun a des compétences à mettre en oeuvre, ici aussi. Mais mes copains avaient des moyens que je n'avais pas. Liés à leur origine ouvrière, ils avaient de l'or dans les mains, ils savaient diriger un mouvement, le conduire, avec le sens de ce qui est à faire et à ne pas faire. Ils savaient mettre les autres dans le coup. Tout cela, je ne l'ai jamais retrouvé.
À Limoges encore, j'ai découvert et bénéficié de la « trace » des prêtres-ouvriers. Quand j'y arrivai, il y avait déjà une histoire de vingt ans et plus. Non seulement je rencontrai quelques copains qui avaient vécu cela, mais en plus je percevais cette trace à l'intérieur du regard de mes camarades de travail. À partir du moment où ils apprenaient que j'étais prêtre-ouvrier, tout devenait évident pour eux. J'étais solidaire, sans être « tête de syndicat ». Les gens à distance de l'Église ont découvert ce qui reliait ces témoignages concordants, longuement portés par plusieurs. Des chrétiens, des prêtres, des « hommes d'Église » ne les lâcheront pas ; ils sont francs avec le destin ouvrier et ils ont une certaine manière de le vivre. C'est une chance, un regard neuf, une ouverture sur ce que les gens vivent eux-mêmes. Voilà ce que j'ai reçu dès que mes compagnons ont appris que j'étais P-0.
Brève et forte étape, après 1968 : un temps passé sur une montagne aride chez des amis chevriers. Temps de simplicité, plutôt que de pauvreté, entre fromagerie et chantier de pierres, entouré de gens qui passaient (parfois des hippies) et qui faisaient participer aux remises en cause de 68. Ils me mettaient à distance des théories qu'on peut avoir sur toutes choses.
Puis ce fut Grenoble, avec ma vie ouvrière. Je renâclais à devenir un militant syndicaliste de pointe ! Eh bien ! j'ai pris tous les grades, tous les services qu'on pouvait me demander me sont tombés dessus. Je ne le regrette pas. Je crois que, si tout cela m'est arrivé, c'est qu'il fallait que je réponde à l'événement. J'y ai vu là aussi un appel, quelque chose à vivre de notre ministère à l'intérieur du ministère des Prêtres Ouvriers. Pourtant, je crois que je n'ai jamais quitté les dimensions qui sont les miennes. Et je trouve savoureux de vivre ces postes tellement étiquetés, tellement « à œillères », de les vivre « autrement », de pouvoir dire « bonjour » et « coucou » à des gens, là où ils ne nous attendent pas.
Cette période a été aussi la découverte du terrain de grâce qui est celui de l'affrontement. Quinze ans d'affrontements extrêmement rudes, aussi bien avec des patrons qu'avec mes camarades de travail qui ne veulent pas s'y mettre et qu'il faut constamment tirer et remettre devant leurs propres intérêts. Débats aussi à l'intérieur du syndicat, car, à plusieurs reprises, j'ai voulu marquer des distances avec des façons de voir que je ne partageais pas, de telle sorte qu'il soit clair que l'homme de service que j'étais à l'intérieur de mon organisation, la CGT, restait un homme libre et un homme qui ne se confondait pas avec des orientations qui lui paraissaient sans avenir.
— Et l'Évangile dans tout cela ?
— Je pense que tout survient parce qu'on ne l'attend pas. Si j'espère que quelque chose sortira de tout cela, c'est dans la mesure où j'aurais vécu sur des tas de terrains. Ce n'est justement pas le « gros fil », celui que j'aurais voulu très apparent, qui sera retenu. Ce sera peut-être par une parole prononcée ou vécue de façon extrêmement sobre que l'Évangile va retrouver sa force et qu'il deviendra une Parole vivante. Et cela, auprès d'hommes complètement inattendus eux aussi.
Quand on me demande un panorama de ce que devrait être l'Évangile dans la classe ouvrière, je suis complètement coincé. Je n'en sais rien ! Je ne suis même pas devenu Prêtres Ouvriers pour être évangélisateur des ouvriers ; j'ai souhaité l'être pour me trouver dans une position où je sois libre de ma parole, de la Parole évangélique ! C'est tout ! Bien sûr, mes camarades de travail sont frères du Christ, immédiatement. Je le perçois dans une quantité de faits. Il suffit que tu me demandes : « Aujourd'hui, hier, qu'estce qui s'est passé de fort ? » Il n'y a pas besoin de remonter loin... La vie ouvrière, le chantier, ce n'est pas du tout tactique ; c'est le lieu de ma vie, un lieu où la Parole de Dieu a le plus de chances de pouvoir se dire, de se découvrir — à moi d'abord --, et de se vivre de façon heureuse.
— À des jeunes qui veulent être prêtres aujourd'hui, compte tenu de ton itinéraire, que dirais-tu ?
— Je leur dis d'abord, spontanément : « Il faut que vous soyez bien ancrés dans vos propres raisons, que vous les ayez découvertes, qu'il y ait une appropriation très forte de vos raisons d'être prêtres. Parce que, autrement, c'est dur ! Il faut constamment repartir, dans cette vie. Il faut en avoir les motivations à l'intérieur de soi. De la même façon, il faut s'être approprié l'Évangile comme la Parole la plus forte qui puisse être dite, la Parole la plus heureuse qui puisse fonder votre vie, et votre vie avec les autres ! Il faut que, d'une façon ou d'une autre, cette appropriation se soit faite. Autrement, j e crois que vous vous "casserez la gueule". Il faut que vous vous sentiez personnellement responsable de la vie, de l'actualité de cette Parole aujourd'hui, et que ce soit l'objet de votre interrogation du matin et du soir, du jour et de la nuit. L’actualité de la Parole de Dieu ; pourquoi ? comment ? Et si elle n'est pas dite, si elle n'est pas la Lumière, si elle n'intervient pas entre vous et les autres, il faut que vous sentiez, en vous, que quelque chose ne se joue pas, et que vous passez à côté d'un bonheur !
(C'est une chance, une interview. Tu es obligé, dans un temps très bref, de te concentrer. Cela, je ne l'aurais jamais écrit t.) Ceci dit, j'ajoute : « Partez tranquilles. Ce ne sera pas tout à fait ce que vous aurez attendu. Ce sera même complètement à côté. Mais le "fil" de ce qui vous aura fait partir se retrouvera. » Il y a un texte qui me marque beaucoup ; « Dieu écrit droit avec des lignes courbes ». J'ai comme une esthétique de la grâce — c'est un peu fou, parce que les esthètes ne sont pas de bons chrétiens, mais tant pis ! Je vois la vie sous l'angle de la grâce.
C'est comme cela que je rebondis. J'ai plongé, et fréquemment, parfois de façon vive... et même il y a peu de temps ! Je rebondis en pensant à la grâce. Je crois que même avec les gens avec qui la distance et l'opposition sur ce qui me fait vivre restent entières, il y a une communion vivante à cause de cela. Le dernier mot n'est pas dit entre eux et moi, entre nous, parce que la tendresse de Dieu les concerne.
Ce que je souhaite, c'est qu'il y en ait beaucoup qui trouvent le chemin du ministère. Il se vit plus heureusement en étant plusieurs. Ce serait difficile si on n'avait pas des « complicités » sur ce plan-là. À Grenoble, ce n'est pas seulement avec des prêtres, mais avec beaucoup d'autres que se vit cette complicité.
Propos recueillis par Stan ROUGIER en 1990 en prévision des 50 ans de la Mission de France célébrés à Lisieux en 1991
Pages 101-110 du livre de Stan ROUGIER « Prêtres de la Mission de France » paru aux Editions Le Centurion en mai 1991
Denis Chautard
Prêtre de la Mission de France à Vernon (Eure)