Sacré Cœur : du film catholique à l'objet politique
Avec déjà 300 000 entrées, ce documentaire ultra-catho snobé par la critique et ciblé par les polémiques devient un phénomène culturel. Que s'est-il donc passé ?

 

Déjà 300 000 entrées ! Sacré Cœur, le “docu-fiction“ de Sabrina et Steven J. Gunnell, rencontre un écho stupéfiant. Après quatre semaines d’exploitation, le nombre de cinémas qui le proposent ne cesse d’augmenter – on dépasse désormais les 350 salles, contre 155 la première semaine. La barre des 400 000 entrées sera d’autant plus aisément franchie que le Congrès Mission, rendez-vous annuel des forces vives du catholicisme, se tiendra à l’Accor Arena de Bercy (Paris) les 7 et 8 novembre. Pile au bon moment pour donner un coup d’accélérateur dans les paroisses.

Certes, on reste encore loin de Microcosmos (1996, 3,5 millions d’entrées) et même du million atteint par Le Peuple migrateur de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud (2016) ou Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent (2015). Mais dans la vraie vie, la majorité des documentaires vivotent sous les 5000 entrées. Quant à ceux qui dépassent les 100 000 billets, ils se comptent sur les doigts d’une main et sont généralement portés par l’industrie du cinéma et un plan médiatique d’enfer. Or c’est sans appui critique que Sacré Cœur s’est imposé.

Qui aurait pu prévoir un tel succès ? Personne, pas même Hubert de Torcy, le distributeur, pourtant spécialiste de l’étroit créneau des films dits “d’inspiration chrétienne“, habituellement aussi confidentiels en France que populaires aux États-Unis. Joint par Théopolitique, le fondateur de SAJE Distribution confesse qu’il ne tablait guère sur plus de 20 000 entrées. “On a tout fait comme d’habitude”, se remémore-t-il. Tout, c’est-à-dire surtout des informations ciblées destinées aux paroisses et aux relais d’influence communautaires. Alors, quoi ? “J’y vois la main de Dieu”, avance Hubert de Torcy, confondant peut-être avec le célèbre but de Maradona.

La surprise est d’autant grande que le film reste difficile à pitcher. Le nom de famille de l’héroïne, Marguerite Alacoque, est un rien comique. Sa vie, celle d’une mystique de la fin du XVIIe siècle, semble n’avoir aucun rapport avec la nôtre. Quant aux visions qu’elle eut de Jésus lui montrant son palpitant, on pourrait trouver qu’elles relèvent d’une religiosité un peu grand-guignol. Même la canonisation de cette religieuse visitandine, que l’on appelle désormais sainte Marguerite-Marie, fut laborieuse et tardive – en 1920 seulement.

Théorie du complot

Alors, pourquoi ? Le documentaire fait désormais l’objet de toutes les attentions et de tous les procès d’intentionIrrités de voir ce “petit machin évangélique” disposer d’une mise en place supérieure à celle de Sur l’Adamant, de Nicolas Philibert, pourtant Ours d’Or à Berlin en 2023, les Inrocks ont beau le ranger dans la catégorie des “petits films de cul-bénit”, ils se sentent obligés d’approcher l’ovniAprès avoir déploré une “esthétique appuyée” et un “ton catéchétique”, La Croix publie une tribune appelant à boycotter une œuvre qui, “par ses soutiens”, participerait “à la banalisation des idéologies de rejet, de haine et de discriminations qui fracturent et divisent actuellement notre société, mais aussi notre communauté catholique.” L’association Ciné32, qui fédère et subventionne sur fonds publics les cinémas du Gers, demande à ses adhérents de ne pas programmer “un film ouvertement d‘extrême droite chroniqué uniquement par des médias du même bord et des sites catholiques intégristes”. Frisson garanti. Et voici que le Nouvel Obs explique ce succès par la “promotion gargantuesque” opérée par “ l’empire de Vincent Bolloré” , alors que “les dominions de l’ultra-droite abreuvent la bollosphère”.

Ceux qui ont vu le documentaire auront du mal à saisir le rapport entre ce procès en sorcellerie et les témoins qui se succèdent à l’écran. Mais voilà : Bolloré ! Le grand méchant nom est lâché… Si les auteurs du film l’ont produit à travers leur propre société, Krea Film-Makers, le milliardaire catholique a bel et bien apporté un appui global, qui va de la participation à la production par Canal+ ou ses filiales à la promotion dans CNews, le JDD ou Europe1. Rien de secret d’ailleurs : les réalisateurs le remercient au générique, ainsi que la Compagnie de l’Odet, l’une de ses holdings… Mais est-ce suffisant pour crier au loup alors que Canal+ finance à peu près tout le cinéma français ? Et peut-on reprocher à certains médias d’évoquer un documentaire sous prétexte que les autres l’ignorent ? Ne peut-on tout aussi bien inverser la critique?

Parmi les bonnes fées qui se sont penchées autour du berceau figurent aussi la chaîne KTO, le mouvement d’évangélisation Anuncio ou la communauté de l’Emmanuel. Cette dernière s’avère si fortement présente à l’écran que le spectateur finit par confondre la dévotion au Sacré Cœur avec les rassemblements que le mouvement charismatique organise chaque été à Paray-le-Monial, où vécut sainte Marguerite-Marie. Mais distinguer dans ces maigres indices une porosité entre catholicisme classique et mouvements réactionnaires, ou imaginer carrément un plan machiavélique pour provoquer une convergence des luttes entre la mouvance charismatique et l’ultra-droite identitaire relève de la théorie du complot.

Plus troublant peut-être, Théopolitique relève la forte présence à l’écran de Don Matthieu Raffray, qui apparaît comme professeur de philosophie. Ce prêtre est bien chargé de cours à la prestigieuse université romaine de l’Angelicum, où sa thèse de métaphysique a été remarquée. Mais le documentaire ne précise jamais qu’il est aussi l’un des cadres de la communauté traditionaliste du Bon Pasteur. Ni que cette forte personnalité s’est fait un nom sur les réseaux sociaux… comme apôtre d’une sulfureuse ”virilité chrétienne“. Dans le documentaire, les interventions de l’abbé n’ont toutefois rien de choquant. “Dieu vient nous réapprendre à aimer”, dit-il. Pas de quoi fouetter une rombière.

On objectera que, s’il fallait un expert, on aurait pu le requérir du côté des jésuites. La Compagnie a joué un rôle essentiel dans le développement de la dévotion au Sacré Cœur, y compris dans la reconnaissance par l’Eglise catholique de l’authenticité des visions de Marguerite-Marie Alacoque. Or les jésuites sont prestement évacués du sujet, sous prétexte que le premier d’entre eux à avoir côtoyé la sainte aurait conseillé à la mère supérieure… de lui servir plus de soupe pour la calmer.

Mais le casting du documentaire n’est pas pour autant univoque. En témoigne la présence de Clémentine Beauvais, lointaine parente de la sainte, mais aussi jeune romancière. Théopolitique se souvient d’une interview à La Vie dans laquelle l’écrivaine déclarait récemment crûment que dans “le milieu littéraire et progressiste” auquel elle appartient, “le catholicisme est la limite absolue”, si ce n’est en se proclamant viscéralement “agnostique”. Ne touche-t-on pas ici aux vraies raisons du scandale ?

Un refus vaut mille panneaux

La décision de la régie publicitaire Media Transport de refuser les affiches que SAJE Distribution destinait au métro parisien et aux gares explique-t-elle le succès du documentaire ? Steven J. Gunnell a beau jeu de déplorer que des films pas très catholiques comme L’Exorciste ou La Nonne soient acceptés, et pas son Sacré Cœur. Qu’on le veuille ou non, cela paraît conforme à un cahier des charges qui proscrit notamment “toute publicité présentant un caractère confessionnel”. S’il semble impossible de nier de bonne foi la finalité confessionnelle et même missionnaire de Sacré Cœur, ce refus a suscité un élan d’indignation et de mobilisation. C’est ce que l’on appelle “l’effet Streisand”, quand l’interdiction d’une image donne plus d’impact à une campagne que son autorisation… sans que l’on ait besoin de débourser un centime.

À lui seul, cet incident assez peu médiatisé n’a pas été déterminant pour la carrière du documentaire, qui avait enregistré six-mille entrées dès ses avant-premières. Mais Sacré Cœur a bénéficié d’un autre effet : celui du “rasoir à double lame”, quand une polémique nouvelle relaie une polémique qui s’essouffle. Celle-ci s’est enflammée quand le maire de Marseille a Benoît Payan a imposé à la dernière minute l’annulation d’une séance dans un cinéma appartenant à la ville. Officiellement sur les conseils de son service juridique, au nom de la laïcité. Officieusement peut-être pour s’éviter les foudres d’une extrême gauche qui s’est juré de le faire chuter aux prochaines municipales. Saisi par le sénateur d’extrême-droite Stéphane Ravier, le juge des référés a donné tort au maire, et celui-ci s’est incliné de bonne grâce. Benoît Payan n’ignore pas que Marseille a été consacrée au Sacré Cœur lors de l’épidémie de peste de 1720 par l’évêque le plus populaire de son histoire, Mgr de Belsunce.

Mgr de Belsunce fait un vœu. Depuis, la ville a consacré une basilique au Sacré Cœur, et commémore chaque année l’événement… en présence des politiques.

Cette bouillabaisse politicienne a changé les termes du débat. “Le film montre une nouvelle fois qu’il existe un fossé entre cet espace médiatique qui vit en vase clos, l’entre-soi du monde culturel et la réalité, la demande, j’allais dire l’espérance du public”, éditorialise Pascal Praud sur CNews. “La laïcité, c’est toujours contre le christianisme, contre nos racines et nos traditions, jamais contre l’islamisation”, estime Marion Maréchal dans une interview au JDD.

Un film antipolitique

Libération n’a donc pas tort de relever que “la sphère Bolloré a transformé ce docu-fiction spirituel en objet politique”. En bonne logique, cela revient à reconnaître que Sacré-Cœur n’est pas, au départ, un film à caractère idéologique. On pourrait même lui reprocher de dépolitiser un sujet sensible. Loin de l’exalter, le documentaire ignore la dimension contre-révolutionnaire qui imprègne cette dévotion depuis plus de deux siècles. C’est le vœu de Louis XVI, consacrant la France au Sacré Cœur le 10 février 1790 au pied de l’autel de Notre-Dame, puis renouvelant son engagement secrètement du fond de son cachot, en 1792, l’étendant alors à sa personne et à sa famille. C’est le vœu national qui lance la construction de la basilique de Montmartre “pour faire amende honorable de nos péchés et faire cesser les malheurs de la France”, comme le promettait Alexandre Legentil, cheville ouvrière du projet, après la défaite contre la Prusse en 1870 et la chute des États pontificaux.

Or seul le versant populaire de la dévotion intéresse les auteurs, l’impact que ce feu produit sur les âmes qui viennent s’y réchauffer, parfois même y rencontrer le Christ par inadvertance. On aura beau relever quelques approximations bibliques ou théologiques, Sacré Cœur se résume en somme au message de l’Évangile : amour et conversion des cœurs, miséricorde et pardon. Le miracle eucharistique qu’il exalte pourrait même apparaître comme antidote à la désillusion politique ambiante. Si militantisme il y a, il est antipolitique et pas identitaire.

 

Sous ses apparence pieuses, Sacré Cœur s’inscrit complètement la culture contemporaine, qui place au premier rang l’individu et privilégie l’émotion. L’expérience personnelle compte plus que l’adhésion à un cadre intellectuel et l’appartenance à une institution. Au déclin de l’Église institutionnelle et d’un christianisme d’appartenance répond l’essor d’un christianisme expérientiel, fondé sur la foi personnelle. C’est de cette expérience que le film parle. C’est elle qui alimente le bouche à oreille.

Depuis quelques jours, a appris Théopolitique, un filet régulier de parfaits inconnus bouleversés par le documentaire prend la route de Paray-le-Monial en quête de rédemption ou de réconciliation. On ose à peine l’écrire pour un film mettant en valeur une dévotion au parfum de Contre-Réforme, mais il y a du “réveil” au sens protestant du terme dans ce qu’il décrit. Sacré Cœur relève du catholicisme attestataire, confessant. Il est hautement significatif que la déliquescence du catholicisme institutionnel soit compensée par un renouveau du catholicisme dévotionnel. Alors que l’assistance à la messe continue à décliner, les pratiques “alternatives” ressurgissent sur fond d’éclectisme idéologique. Mais elles font du neuf avec de l’ancien, en puisant dans le vieux fonds anthropologique : le pèlerinage, l’adoration, la guérison. Un catholicisme un peu trop cérébralisant redescend ainsi peu à peu au niveau du corps, des émotions… du cœur. C’est d’ailleurs la parole du Christ telle que l’a entendue Marguerite-Marie un beau jour de juin 1675 : “Voilà ce cœur qui a tant aimé les hommes”.

Jean-Pierre DENIS

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