J’ai bien jubilé ! Ou Petit éloge de l’indulgence par Denis MOREAU
24 mars 2025Je me lance ici dans un sujet plutôt acrobatique : je vais dire du bien d’un aspect de la doctrine catholique qui n’a pas bonne presse, à savoir l'octroi aux fidèles d’ "indulgences plénières". Notons pour commencer que, comme tout un chacun, je n’ignore pas les scandales mercantiles auxquelles cette doctrine a donné lieu jadis, et que Luther a évidemment eu raison de dénoncer.
J’étais la semaine dernière de passage à Rome et, profitant d’un peu de temps libre, j’ai fait un micro-pélerinage à la basilique Saint-Pierre, qui m’a donc permis de bénéficier de l'indulgence plénière à l’occasion du « jubilé » célébré en cette « année sainte » 2025 (pour ceux qui ne peuvent pas aller à Rome, des modalités locales sont prévues dans chaque diocèse).
Cette histoire de Jubilé n’est pas une invention chrétienne. Comme beaucoup de bonnes idées qu’on retrouve dans le christianisme, c’est d’abord une pratique juive, dont parle le Lévitique (25, 10) : « Vous déclarerez sainte la cinquantième année, et vous proclamerez dans le pays la libération pour tous les habitants ; ce sera pour vous un jubilé ». A partir de l’année 1300, l’Eglise catholique a pris l’habitude de célébrer tous les 25 ans un jubilé. C’est une sorte de temps fort spirituel au cours duquel les fidèles sont invités à péleriner s’ils le peuvent, à relire leur vie, à intensifier leurs prières, à se former spirituellement. Cette année 2025, il est recommandé de réfléchir au thème de l’espérance. Le pape François a écrit un très joli petit texte à cette occasion, « Spes non confundit »," L’espérance ne déçoit pas » ; il est disponible sur le site du Vatican, je vous le recommande. Quand on voit le monde comme il va (ou plutôt : ne va pas), de telles réflexions sur l’espérance ne sont pas nécessairement superflues.
De plus, fidèle en cela à la thématique juive de la « libération », l’Eglise a pris l’habitude d’accorder à ses fidèles qui le souhaitent une « indulgence plénière ». Théologiquement parlant, c’est un peu compliqué d’expliquer ce dont il s’agit, et cela mobilise des sujets à la fois mécompris et qui fâchent, comme l’idée de purgatoire (pour plus de détails, voyez le « Catéchisme de l’Eglise catholique, § 1471-1479). Pour simplifier et par analogie, on peut faire un rapprochement avec une grâce présidentielle : on a fait des bêtises, le jugement est tombé, on mérite une bonne punition, même si on l’effectue, cela n’annihile pas pour autant toutes les conséquences de nos actes ; mais, par l’effet de la grâce, tout cela est effacé, et, les compteurs sont remis à zéro. C’est ainsi que je comprends l’idée d’indulgence : c’est quand le bon Dieu vous dit « allez, de tout ce qu’il y a eu de pourri et de minable dans ton passé, on fait un bon coup table rase sous tous les aspects possibles, et repartons d’un bon pied ». Bien sûr, cela ne peut pas avoir lieu très souvent — ce serait un peu facile. Une fois tous les 25 ans (je vous fais grâce des possibilités d’obtention des indulgences dans cet intervalle), c’est un bon rythme. Et — merci Luther !— c'est désormais gratuit.
Comme tout le monde ou presque, je trouvais jusqu’alors cette histoire d’indulgence plénière assez folklorique. Et puis, étant à Rome, à moitié par jeu, un peu par curiosité, en y croyant sans trop y croire, juste pour voir, avec l’idée qu’au pire si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal (comme l’eau de Lourdes selon François Mauriac), j’ai réalisé les différentes démarches pour obtenir l’indulgence. Une fois que cela fut accompli, surprise : j’étais joyeux, très détendu, dans un état d’allégresse sereine rare chez moi, tout sautillant, mon âme légère et aérienne comme un bel ange du Bernin.
Bref, sortant de là et comme le disait en substance saint Augustin au soir de sa conversion (je cite de mémoire) : « Domine Deus, habebam sacrum solanum tuberosum persicumque », « Seigneur Dieu, j’avais une sacrée patate, et la pèche » (à la réflexion, c’est peut-être plutôt une citation de Léon Marchand, je ne sais plus, à mon âge on mélange un peu les références et les grands hommes)
Je n’ai aucun doute sur le fait qu’on puisse donner une explication psychologique à ce phénomène de type euphorique, surtout chez quelqu’un comme moi, assez porté à la culpabilité et à la rumination morose, douloureuse parfois, de ses erreurs et fautes : le fait de se dire « le bon Dieu a tout effacé, on repart sur de nouvelles bases » permet l’évacuation de la pulsion sombre et entraîne un agréable phénomène de rééquilibrage psychique. Le théologien affirmera quant à lui : le soulagement et la joie ressentis sont le signe de la présence de la grâce. Ce sont là deux descriptions différentes du même processus, la première sur un plan « psy » (chologique), la seconde sur un plan « spi » (rituel). Mais pourquoi ce qu’on appelle la grâce ne passerait-il pas par les canaux de la vie psychologique ordinaire ? La sagesse populaire rejoint ici la plus rigoureuse théologie paulino-augustinienne : c’est la foi qui sauve —en l’occurrence : des pesanteurs et des tourments de l’âme. Je veux dire que si le phénomène se produit, c’est parce qu’on croit ce genre de chose:
« Qui est Dieu comme toi, pour enlever le crime,
pour passer sur la révolte (…)
un Dieu qui ne s’obstine pas pour toujours dans sa colère
mais se plaît à manifester sa faveur ?
De nouveau, tu nous montreras ta miséricorde,
tu fouleras aux pieds nos crimes,
tu jetteras au fond de la mer tous nos péchés » (livre de Michée, chapitre 7)
•••
Ce que j'explique là ne dit évidemment rien de la vérité théorique de la doctrine des indulgences — et je n’ai pas les compétences théologiques pour me prononcer à ce sujet. Mais cela suggère que, « pragmatiquement » comme disent les philosophes, cette doctrine possède une certaine pertinence pratique, existentielle : quoi qu’il en soit de la vérité de cette affaire, au moins m’a-t-elle fait du bien. Et par les temps assez noirs et crasseux qui courent, pourquoi je me serais-je privé de me faire du bien ?
Je présume qu’aux lecteurs de cette page qui ne sont pas catholiques, voire à certains qui le sont, ce post va sembler au mieux naïf et sans doute ridicule. Je peux le comprendre. Mais concédez-moi au moins ceci : c’est parfois dur, la vie, alors, pourquoi ne pas laisser chacun opérer comme il le peut sa tambouille pour se libérer des noirs démons de la culpabilité, reconquérir un peu de joie face à la noirceur du monde et de nos âmes, et exercer vaille que vaille le rude métier d'exister ? Pour certains d’entre nous, la tambouille chrétienne se révèle plutôt efficace dans ce registre. Au reste, personne n’est obligé de l’adopter.
Adoncques finalement, après m’en être longtemps et grassement moqué, je trouve que les indulgences ont du bon. Je regrette même qu’il m’ait fallu attendre l’âge respectable de 57 ans pour m’en rendre compte.
Par ailleurs, Rome sous un grand ciel bleu, quelle merveille, che meraviglia !
Denis Moreau
Professeur de philosophie
Université de Nantes
Ecrivain