Tribune d’Eric Emmanuel SCHMITT dans Le Monde après la mort du Pape François
25 avr. 2025© Francesco Sforza/Vatican Media Eric Emmanuel Schmitt rencontre le Pape François lors d'une audience publique au Vatican, le 14 novembre 2022
Eric-Emmanuel Schmitt, écrivain : « François savait qu’il ne pouvait pas avancer à la vitesse qu’il désirait, sans risquer de briser l’unité de l’Eglise »
Le pape François est grand de ce qu’il a accompli, mais aussi de ce qu’il a échoué à faire. Quoi qu’il advienne après lui, on ne pourra plus contempler l’Eglise du même œil : le scalpel de son regard a laissé des traces, elles ne s’effaceront pas.
Jorge Bergoglio s’apprêtait à prendre sa retraite lorsqu’il fut élu pape. Depuis toujours, il détestait le Vatican, ses ors, son faste, son étalage invraisemblable de richesses. Il n’aimait guère non plus ce que l’Eglise avait fait de ses prélats, des mondains carriéristes coupés de la vie et des gens. Sans parler des scandales financiers et sexuels rangés sous les lourds tapis du Saint-Siège. Il se sentait plus abbé que pape – et abbé, il le resta, même au Vatican, où il célébrait chaque matin la messe dans une petite chapelle.
La surprise qu’il éprouva à l’issue du conclave l’orienta en confirmant son intuition : mis au service des Evangiles dès sa jeunesse, il allait, selon ses propres mots, « rendre l’Eglise aux Evangiles ». Son élection n’était pas l’accomplissement d’une ambition personnelle, mais l’intrusion d’un projet dans une institution fermée. En choisissant le nom de François, il donna une gifle symbolique à des siècles de papauté. Le saint des pauvres, des oiseaux et des lépreux entrait au palais.
Il s’en prit verticalement à la verticalité
D’abord, il accorda moins d’importance au clergé, ce qu’une bonne moitié lui reprocha. François se tournait vers chaque chrétien comme vers une lumière authentique. Je l’ai éprouvé lorsque je l’ai rencontré, seul à seul, dans sa bibliothèque : moi, homme très imparfait, chrétien encore plus imparfait, j’ai eu le sentiment qu’il me regardait comme un égal, légitime pour témoigner. Il ne se plaçait pas au-dessus – bien que son accomplissement spirituel fût immense et que son poste le lui eût permis. Loin de surplomber, il écoutait. D’ailleurs, ne m’écrivait-il pas en commençant par : « Cher frère » ?
Plus Marthe que Pierre, il avait troqué l’habit contre le tablier. Il voulait nettoyer sa maison de ses mauvaises habitudes, et se ranger au service des catholiques. Quel pape, lors de sa première apparition place Saint-Pierre, s’était incliné devant la foule ? Aucun, avant lui. Très logiquement, il s’en prit verticalement à la verticalité : il usa de son autorité pour remettre en question les autorités. Il convoqua un synode sur la synodalité (2021-2024) afin d’introduire plus de démocratie et de décentralisation dans l’Eglise. Une révolution douce, mais radicale.
Il rejeta aussi un certain magistère de l’arrogance : le discours de l’Eglise comme donneuse de leçons. « Qui suis-je, moi, pour juger ? », disait-il souvent. Rompant avec un catholicisme identitaire, il ouvrit les portes aux divorcés, aux homosexuels, et proposa une bénédiction pour les couples de même sexe. A l’intérieur du Vatican, il augmenta considérablement le nombre de postes confiés à des femmes.
« Ce n’est pas assez ! », disent certains. Qu’ils n’oublient pas que d’autres crient : « C’est beaucoup trop ! » François savait qu’il ne pouvait pas avancer à la vitesse qu’il désirait, sans risquer de briser l’unité de l’Eglise – sa grande crainte. Car le navire tangue en ce XXIe siècle. Il est traversé de fissures profondes, entre le Nord et le Sud, entre progressisme et traditionalisme. Tout pape sera désormais confronté à ces possibilités de scission.
Influence immatérielle
François refusa toute conciliation avec le traditionalisme, telle que Benoît XVI l’avait tentée, mais il ne précipita pas pour autant le train des réformes. Il mesurait la solidité des résistances – dans le clergé, mais aussi parmi les fidèles. Son intention était de réconcilier, sans sacrifier.
Pour avoir discuté avec lui, je sais qu’il redoutait plus que tout l’idée de rester aux yeux de l’histoire comme le pape des noyés en Méditerranée. Sur les migrants, d’où qu’ils viennent, de quelque religion qu’ils fussent, il jetait un regard d’humaniste. Tout homme mérite le respect. Tout homme a droit à une place sur Terre. Certes, une telle considération n’offre pas une solution politique, mais elle peut l’éclairer et en marquer les limites.
De même sa militance pour la paix appartenait non pas à sa naïveté, mais au message du Christ. Qu’aurait-il pu rappeler ? Affirmer que Dieu était de tel côté, et pas de l’autre, comme on le prétendit durant des millénaires ? On l’accuse de ne pas avoir été un pape politique, mais justement, il tenait à ne pas l’être. Le politique gère les conflits, le religieux s’attaque à leurs racines.
Là se trouve sans doute l’impact le plus puissant de François sur le monde : son influence immatérielle. Paradoxalement, il fut un pape qui plaisait aux athées. Quel intérêt ? Réveiller l’empathie, la générosité, la bonté, toutes ces qualités que tuent le mercantilisme ambiant, le culte de la force. Il fut un pape qui dialoguait avec les rabbins et les imams. Quel intérêt ? Faire en sorte que les frères issus du même père n’oublient pas leur origine commune, et deviennent fraternels plutôt que fratricides.
Modèle d’antihéros
A chacune de ses apparitions en public, il jetait un regard bienveillant sur chacun, d’un respect à l’horizon duquel se dessinait éventuellement le pardon. Il ne dirigeait pas seulement l’Eglise, il incarnait le christianisme. Et ce vieillard fragile, tout habillé de blanc, aux déplacements difficiles et au sourire intact, proposait un modèle d’antihéros qui impressionnait au-delà de sa communauté.
Ses dernières sorties ont manifesté sa vérité profonde, y compris l’ultime, dimanche 20 avril, à la veille de sa mort. Il portait une spiritualité autant qu’il était porté par elle. Il y avait en lui une lumière plus forte que son corps. Agonisant, il rayonnait encore. Aujourd’hui, certains, dans le camp des progressistes comme dans le camp de traditionalistes, prennent leur revanche et ricanent : « Qu’a-t-il changé, au fond ? » Les difficultés de François à réformer ne signifient pas l’impossibilité des réformes, mais leur nécessité. Et même ses échecs marquent à jamais le chemin du catholicisme.
A mes yeux, François fut un grand pape empêché. Empêché par la curie. Empêché par un christianisme plus identitaire que spirituel. Empêché par l’âge. Empêché par la maladie. Et grand, précisément parce qu’empêché.
Eric Emmanuel SCHMITT
Le Monde du 22 avril 2025