François

 

Extraits du livre de Christian Bobin, “Le Très-Bas”, une rencontre avec Saint François,

 

Connaître François

 

On sait de François peu de choses et c'est tant mieux. Ce qu’on sait de quelqu’un empêche de le connaître. Ce qu’on en dit, en croyant savoir ce qu’on dit, rend difficile de le voir. ….Très peu de vraies paroles s'échangent chaque jour, vraiment très peu. Peut-être ne tombe-t-on amoureux que pour enfin commencer à parler. Peut-être n'ouvre-t-on un livre que pour enfin commencer à entendre….

Les pauvres :

Mais rapprochons-nous un peu. Ecoutons les bruits du monde à la fenêtre. Le bruit de l'or, le bruit de l'épée, le bruit des prières. Ceux qui comptent leurs sous derrière un rideau lourd. Ceux qui cuvent un vin noir au fond de leurs châteaux. Ceux qui marmonnent sous la dentelle des anges. Le marchand, le guerrier et le prêtre. Ces trois-là se partagent le treizième siècle. Et puis il y a une autre classe. Elle est dans l’ombre, trop retirée en elle-même pour qu’aucune lumière puisse jamais l’y chercher. Elle est comme la matière première des trois autres. Les marchands y puisent la main d’œuvre dont ils ont besoin. Les guerriers y trouvent de quoi renouveler leurs armées. Les prêtres y flairent les âmes dont ils ont goût. Ces trois-là espèrent quelque chose en récompense de leur travail: la fortune, la gloire ou le salut. Cette classe n'espère rien, pas même le passage du temps, l'endormissement de la douleur. Cette classe est celle des pauvres. Elle est du treizième et elle est du vingtième, elle est de tous les siècles. Elle est aussi vieille que Dieu, aussi muette que Dieu, aussi perdue que lui dans sa vieillesse, dans son silence. Elle donnera à François d'Assise son vrai visage. Un visage bien plus beau que celui en bois peint des églises, bien plus pur que celui des grands peintres. Un simple visage de pauvre. Un pauvre visage de pauvre, d’idiot, de gueux.”P 17…..

Un nom pour la vie :

: L'enfant s’appelle d’abord Jean. C'est le vœu de la mère, c’est son choix. C'est sous ce nom qu'il est baptisé, en l’absence du père, de nouveau en France pour ses affaires. A son retour il enlève ce prénom comme une mauvaise herbe, il l'efface pour le recouvrir d'un autre: François. Deux noms, l'un dessus l’autre. Deux vies, l'une dessous l'autre. Le premier nom vient droit de la Bible. Il ouvre le Nouveau Testament et il le clôt. C’est Jean le Baptiste qui annonce la venue du Christ, qui prend l'eau des fleuves dans le creux de ses mains pour donner l'avant-goût d'une fraîcheur insensée, d'une ondée d'amour fou. Et c'est Jean l'Evangéliste qui écrit ce qui s’est passé et comment ce qui est passé demeure dans le passage. Jean des sources et Jean des encres. La mère a voulu ce prénom. Ce qu'une mère veut dans un prénom, elle le glisse entre le corps et l'âme de son enfant, là, bien enfoui comme un sachet de lavande entre deux draps. Jean main d'eau, Jean bouche d'or. et par-dessus, l'autre prénom, l'autre vie. François de France. François cœur d'air, sang de Provence. Par le nom de famille, un enfant rejoint l’amoncellement des morts en arrière des parents. Par le prénom, il rejoint l'immensité fertile du vivant, tout le champ du possible: louer l'amour fort - comme un évangéliste. Ou caresser la vie faible - comme un troubadour. Et, pourquoi pas, faire les deux choses, être les deux: l'évangéliste et le troubadour, l'apôtre et l'amant.” P 28….

Actualité :

“Au treizième siècle il y avait les marchands, les prêtres et les soldats. Au vingtième siècle il n’y a plus que les marchands. Ils sont dans leurs boutiques comme des prêtres dans leurs églises. Ils sont dans leurs usines comme des soldats dans leurs casernes. Ils se répandent dans le monde par la puissance de leurs images. On les trouve sur les murs, sur les écrans, dans les journaux. L’image est leur encens, l’image est leur épée. Le treizième siècle parlait au cœur. Il ne lui était pas nécessaire de parler fort pour se faire entendre. Les chants du Moyen- Age font à peine plus de bruit que de la neige tombant sur de la neige. Le vingtième siècle parle à l’œil, et comme la vue est un des sens les plus volages, il lui faut hurler, crier avec des lumières violentes, des couleurs assourdissantes, des images désespérantes à force d’être gaies, des images sales à force d’être propres, vidées de toute ombre comme de tout chagrin. Des images inconsolablement gaies. C’est que le vingtième siècle parle pour vendre et qu’il lui faut en conséquence flatter l’œil - le flatter et l’aveugler en même temps. L’éblouir. Le treizième siècle a beaucoup moins à vendre - Dieu ça n’a aucun prix, ça n’a que la valeur marchande d’un flocon de neige tombant sur des milliards d’autres flocons de neige.” (dernier chapitre)

 

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